La maison du bonheur

Nature morte


J’ai eu beau chercher dans les albums photos et les flashs mémoires, je n’ai trouvé aucune photographie. Je crois me souvenir d’une grande maison en pierre meulière, mais à l’âge précoce des histoires imaginaires, un chien pouvait se transformer en poney. C’était la maison de mon amie G. Tous les mardis, G. dormait chez moi, à moins que ce ne fût le contraire et que je ne dormisse chez elle, je ne m’en souviens plus. Ce que je sais, c’est que tous les mardis soirs, nous dormions ensemble. Le reste du temps, nous allions à l’école, étudier et jouer, puis à la patinoire et à la danse, il y avait aussi les goûters du samedi et les vacances de Pâques… nous étions inséparables. Nous aurions d’ailleurs pu nous appeler « Les Inséparables » si nous avions eu la connaissance, mais à l’époque, nous ne l’avions pas.

Les Inséparables étaient donc deux petites filles qui, de six à dix ans, vécurent quatre longues années d’une belle amitié d’enfant. Elle se déroulait tout particulièrement dans la grande maison en pierre meulière, jardin devant, jardin derrière, et surtout, verger. À vingt kilomètres de Paris à peine, aux beaux jours, G. et moi jouions dans les arbres. Nous aimions cet endroit protégé des adultes par la clôture végétale, la grille rouillée, la pelouse ; nos jeux pouvaient s’épanouir en toute tranquillité, sans crainte d’être épiées. Beaucoup de maisons du quartier avaient le leur ; le voisin passait de temps à autre offrir ses pêches avec des vers dedans.

Lorsque nous retournions vers la maison, nous retrouvions la plupart du temps la maman de G. sur une chaise longue. Elle faisait pousser des lanternes chinoises, ces fleurs en papier chiffonné, toutes gonflées. Je n’en avais jamais vu que chez elle et je crevais d’envie de les faire éclater, mais je n’en avais pas le droit, alors je les regardais, les yeux ronds comme des billes – et là, tout de suite, je me dis que même adulte et bête, je vais m’en acheter de ces cages d’amour et les crever, au moins une, juste pour le plaisir. Elles poussaient près de la porte-fenêtre et donnaient un parfum d’exotisme au jardin.

Dans cette maison, il n’y avait pas que les lanternes chinoises qui me paraissaient exotiques. De père péruvien et de mère anglaise, G. baignait dans un environnement culturel très différent du mien. C’étaient les petites têtes miniatures réduites par les Indiens que l’on trouvait en ligne sur le bureau de son père, les chapeaux péruviens, les danses traditionnelles, et puis le Lac des Cygnes, et puis Simon & Garfunkel, le livre des bonnes manières sur la table basse et surtout, quelque chose que je n’avais jamais vu, quelque chose de fabuleux au premier étage, derrière les chambres, comme un grand placard en sous-pente de toit : un dressing. Dans ma famille, nous avions des armoires ; ici il y avait un dressing. Fait de bric et de broc, il reliait les deux chambres entre elles. G. et moi aimions cet endroit le soir, où, cachées dans une jungle de tissus, nous passions incognito d’une pièce à l’autre, épier les parents dans leur lit, c’était follement amusant.

Je ne sais pourquoi je me suis souvenue de cette maison et de ces instants de bonheur. J’imagine qu’aujourd’hui je la trouverais minuscule ou mal foutue, que sais-je. C’est probablement pour cette raison que je ne retourne pas sur les lieux chéris de mon enfance : pour garder de belles images et les réinventer, encore et encore.

 

 


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