Terreurs enfantines

Illustration de la causerie Terreurs enfantines


Vous souvenez-vous du premier monstre caché dans le placard ? La première fois où vous avez remarqué l’ombre des branches dénudées sur le mur sombre, qui faisait comme des doigts de sorcière dansant au rythme du vent ? Le premier visage terrorisé de votre mère ? Et votre seconde visite chez le docteur, vous vous en rappelez ? Votre seconde prise de sang ? Vous souvenez-vous de vos premières peurs d’enfant ?

La peur est l’une des grandes émotions primaires avec la joie, la colère et la tristesse. À moins d’être un héros de chez Marvel, nous serons tous à un moment donné habités par la peur.

Je me suis demandé comment l’enfant apprenait la peur et j’ai compris qu’il ne l’apprenait pas, qu’il la portait en lui. Les angoisses ne naissent pas à l’âge de raison. À l’état d’embryon, déjà, elles existent, larvées, et évoluent avec le temps. La peur de l’inconnu et la création d’un monde imaginaire peuplé de monstres et de sorcières font place à des craintes plus rationnelles, telles que la peur du regard des autres ou la peur du jugement. Avec le temps, l’enfant développe, au-delà des peurs classiques (la sorcière dans le placard) et des peurs acquises (la peur du docteur), des peurs copiées sur les peurs des adultes, celles que nous leur avons, bien involontairement, transmises. Ce sont ces dernières qui m’ont le plus marquée.

Les premières peurs dont je me souvienne ou plutôt, les peurs qui me sautent au visage lorsque je les appelle, je devais avoir cinq ans. Je ne sais pas si c’est un âge auquel les peurs surgissent, ce fut en tout cas le mien.

Ma chambre n’avait pas été décorée comme une chambre d’enfant mais comme une chambre d’adulte dans laquelle un enfant dormait. Le sol était jonché de nombreux jouets mais les murs n’étaient pas décorés de jolies fresques aux couleurs pastels ou de dessins d’animaux. Dans ma chambre, face à mon lit, un tableau d’Ophélie.

Elle flottait, transparente et aérienne dans la nuit. Ses cheveux blonds et filants, son teint pâle et sa robe vaporeuse éclataient dans l’obscurité de la toile. Elle était parfaitement angoissante, tel un fantôme, et il fallait avoir le coeur bien accroché pour s’endormir sous le regard illuminé de la folle spectrale. Lorsque j’avouai enfin mon angoisse à ma mère, celle-ci fut surprise, pour ne pas dire déçue, que je n’aimasse pas davantage le tableau. Elle consentit néanmoins à le retirer du mur.

La seconde peur dont je me souvienne est concomitante à la première. Mes grands-parents avaient une résidence secondaire à Néronde dans laquelle nous avions, mon cousin et moi, commencé un élevage d’escargots en vue de l’organisation de courses sur la terrasse de notre grand-père . Avant qu’il ne nous coupe la tête, notre grand-mère nous avait sécurisés dans le garage. Lorsqu’il fallut rapatrier notre écurie sur Paris, mon cousin et moi avons réquisitionné des boites à œufs. Au summum de notre réflexion, nous avions, fort intelligemment, installé un escargot dans un compartiment, une feuille de salade dans l’autre, un escargot dans un compartiment, une feuille de salade dans l’autre, puis nous avons refermé les boites, satisfaits et contents.

L’élevage ne résista pas longtemps dans la chambre. Ma mère suggéra de lâcher les fauves dans la cour. Après des heures de négociation, je cédai et mes escargots partirent vivre leur vie de gastéropodes dans les plantes – des années plus tard, ma mère se souviendra de sa lumineuse idée qui détruisait systématiquement toute tentative d’agrémentation florale.

Mes escargots batifolaient depuis quelques temps dehors lorsqu’une sorcière surgit dans un rêve. Elle riait. « Ah ! Ah ! Mais tes escargots, je les ai mangés. Je les ai ébouillantés et je les ai mangés. » J’ai pleuré, pleuré, pleuré. Ma mère eut toutes les peines du monde à me calmer et à me dissuader de les récupérer. « Maman, la sorcière les a tués. »

La dernière peur dont je me souvienne est une première. Elle m’a projetée dans le monde des adultes ; je n’avais rien demandé.

Ma grand-mère et moi allions chercher mon cousin à la crèche. Nous avions déjà récupéré la bête – pourquoi ne sommes-nous pas sorties plus vite ? – lorsqu’une femme est rentrée en hurlant. Elle aussi avait vu un fantôme. Ses yeux, ses mains, ses pleurs, tout le confirmait – ma mère mentait : les sorcières existaient. Elle avait laissé son sac à main sur le siège passager de la voiture, et tandis qu’elle récupérait son petit trésor à la crèche, il avait été volé. Elle était remontée pour téléphoner.

Son sac contenait toute sa vie. Elle était paniquée. Elle pleurait, les autres femmes l’accompagnaient, mains dans les cheveux, en hurlant. Et alors qu’elles criaient, inconscientes de ce qu’elles projetaient, je découvrais le vol. Le soir même, dans la chambre de ma grand-mère, je n’arrivais pas à dormir. « Il y a quelqu’un derrière la fenêtre. » – « Regarde, je l’ouvre. Tu vois bien, il n’y a personne. »

Cette peur-là m’est pénible. Je voudrais l’effacer. Je sais bien qu’un jour ou l’autre, il aurait fallu apprendre la méchanceté et la douleur. Mais cette découverte est trop concrète, trop précise dans le temps, matérialisée par le souvenir d’une nuit assise sur le lit, les yeux fixés au-delà de la fenêtre et ma grand-mère qui ne pouvait me rassurer. Un souvenir comme une croix sur un calendrier : la fin de l’insouciance.



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