Vivre sa vie

Un documentaire de Guillaume Mazeline


21 heures. Un lundi soir à l’humidité doucereuse. Le cou en écharpe, le nez en Kleenex et la tête compressée, je voudrais me coucher. Je ne le fais pas : j’ai promis à F. une nouvelle causerie cette semaine. J’allume une bougie, je me verse un petit verre de blanc, je lance une playlist. Et je me cale derrière mon ordinateur. C’est parti.

Vendredi soir, Guillaume Mazeline, auteur Une heure en été et réalisateur, projetait à la Scam son dernier documentaire, Joël et Krystel, vivre sa vie. Drôle de titre n’est-ce pas ? Pas tant que ça.

Joël et Krystel avaient tout ce que la vie promet : une maison à Montpellier, du travail, une belle famille, trois garçons, deux chats. Que demander de plus ? Tout le reste.

Joël et Krystel ne veulent plus de cette vie stérilisée. Ils cherchent autre chose. Elle ne supporte plus son travail, lui bosse dans un laboratoire d’analyse médicale depuis plus de quinze ans. Tous les deux rêvent de changement.

Un jour, c’est le grand saut. Ils décident de changer de vie et de lancer leur vin bio. On pourrait penser qu’à deux c’est plus facile, mais tout de même. Même à deux, il faut avoir du cran.

Ils ne reprennent pas une exploitation ; ils la créent. Ils commencent par acheter cinq hectares à quarante kilomètres de Montpellier. Elle quitte son travail, lui poursuit au laboratoire. Ils ont mis toutes leurs économies dans ce projet, mais cela ne suffit pas. Joël continue pour financer les premières années. En prenant sur son sommeil, il cumule : le laboratoire la journée, la vigne le soir. Elle travaille trop – la vigne toute seule, c’est compliqué –, il est fatigué, frustré de ne pouvoir être à ses côtés, mais ils persévèrent. L’important, ce n’est pas la difficulté, c’est d’y arriver.

Guillaume a suivi ce couple pendant trois ans. À la fin du documentaire, Joël quitte son travail. Il est ému. Et toi aussi. Une happy end à la française. La question que tout le monde se pose reste en suspens : alors la vigne, elle est rentable ou pas ?

Je ne vous raconterai pas leur histoire. Imaginez les terrasses du Larzac, pelées l’hiver, brûlées l’été, l’impact des saisons, le gel l’hiver, la sécheresse l’été ; l’étendue du ciel, les vignes à perte de vue, la roche, la lumière ; les petites bêtes qui se dorent la pilule sur les arçons de bois ; ces tiges, longues comme de la ciboulette, à l’extrémité des fleurs jaune pâquerette, assez jolies, et que Krystel arrache sans cesse, parce qu’elles étouffent les vignes.

Le grand dépaysement.

Tout au long de la projection, j’ai le ciboulot en ébullition. Le lancement d’une activité sans le sou et sans employés, à courir d’un métier à l’autre, d’une tâche à l’autre, cela me fait penser à Une heure en été : une activité de jour pour financer celle de la nuit, le rêve de l’équilibre financier pour arrêter de jongler, les tâches urgentes avant les importantes, la production qui prime sur le commercial et les ventes qui ne suivent pas, apprendre tout en faisant… Je les regarde faire et je pense à moi.

Lorsqu’on s’est tous retrouvés après ces 90 minutes d’accouchement viticole, à boire cet effectivement très bon vin dont nous avions suivi l’élaboration comme une grossesse, nous parlions de refaire notre vie. Et si tu devais changer, toi, tu irais où ? Oui mais tu comprends avec les enfants, c’est difficile. On parlait de courage. C’est le mot qui revenait le plus, le courage, leur courage, leur courage qui nous impressionnait tous. On pensait aux 80 kilomètres quotidiens, les enfants à l’école en bas, et la vigne là-haut, la vigne qui pousse, qui se désherbe, se vendange, les raisins, l’assemblage des cépages, les sangliers, les clôtures, la commande des étiquettes, des bouteilles, des bouchons et des goulots, la mise en bouteille, les salons et les caves et tout le reste, et c’est ce mot qui revenait toujours, quel courage, et les yeux brillaient d’admiration.

Alors oui, du courage, il en faut, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi une sacrée dose de confiance en soi et en l’avenir pour réussir ce pari un peu fou de s’accomplir, et de la chance aussi.

Comment puis-je me comparer à eux, bien calée derrière mon bureau avec mes feuilles de papier ? Dans le rêve de changer de vie et le lancement d’une nouvelle activité, je me sens proche. Je me dis, toi aussi tu es courageuse, Aurélia. Le clos rouge et Une heure en été, même combat !

Le teaser du document, c’est par ici

Et le vin, par ici

Et maintenant, mon paquet de Kleenex et moi, on va se coucher.