La peau de l’ange

Illustration pour la nouvelle d'Aurelia Gantier La peau de l'ange


Pour Benoit


En y regardant de plus près, l’homme n’était pas aussi âgé qu’il y paraissait. Sa peau était parfaitement lisse, ses cheveux uniformément ternes. Sa date de naissance confirma l’intuition du gardien de la paix : cet homme drapé d’un voile de poussière n’atteignait pas la quarantaine.

– L’affaire est délicate. Je ne sais pas trop par où commencer…

– Commencez par le début.

– Je viens pour signaler un vol…

– C’est un bon début.

– Je connais le voleur…

– C’est encore mieux.

C’était un vendredi soir. Fabrice sortait d’un bar à thème comme il disait – comprenez « de garçons ». « Habituellement je sors peu, mais l’une de mes anciennes connaissances y fêtait son anniversaire. – Poursuivez. » Il s’était adossé au mur, juste à côté de l’entrée : il avait un peu trop bu et hésitait encore à prendre sa voiture. C’est là qu’il l’avait rencontré.

Le jeune homme devait avoir dans les vingt-cinq ans, il s’appelait Steven, du moins c’est ainsi qu’il se présentait. C’était l’ange-gardien du quartier.

– Pardon ?

– L’ange-gardien. Il travaille pour les bars et les cabarets. Il propose, contre monnaie sonnante et trébuchante, de ramener les clients éméchés chez eux.

– Donc votre agresseur était un ange-gardien ?

– C’est cela.

– Poursuivez.

Contre quinze euros, Steven lui avait proposé de conduire sa voiture. Il était assez joli garçon ; Fabrice avait immédiatement accepté – « Poursuivez ». Steven l’avait ramené chez lui et y avait passé tout le week-end, un week-end suffisamment agréable pour que Fabrice se sente bêtement amoureux. Mais le lundi matin, sonna l’heure du mauvais réveil : le bellâtre avait disparu, sa carte bleue avec.

– Votre nom ?

– Fabrice Solis.

– Votre profession ?

– Joueur de triangle.

– Pardon ?

– Je suis joueur de triangle pour l’Orchestre National de l’Opéra de Paris. 

– Vous vous foutez de moi ?

– Il n’y pas de sot métier, Monsieur.

C’est le moment que choisit le brigadier pour glisser une tête à travers la porte : « Tout se passe bien ? – Oui, figure-toi que je suis en train de prendre la déposition d’un joueur de triangle qui s’est fait piquer son code et sa carte bancaire par son petit ami l’ange-gardien, grogna le gardien de la paix. »

Lorsqu’il arriva, la répétition avait déjà commencé et Fabrice s’assit sous une pluie de remontrances et de regards glacés. Le temps d’une symphonie, il fit sonner son instrument autant qu’il en était capable, mais son corps semblait plier sous le poids de la verge d’acier. À la fin de la journée, Anatole, le régisseur d’orchestre, vint le voir : « Eh bien mon vieux ! Que se passe-t-il ? ». Fabrice lui raconta sa mésaventure.

Sur le plateau maintenant désert, ils étaient assis l’un à côté de l’autre, les mains posées sur les genoux. Anatole l’écouta sans intervenir. Il ne le coupa pas, ne lui demanda pas d’accélérer et hocha la tête à plusieurs reprises. En ami fidèle, il semblait compatir. Pourtant, à la fin de l’exposé, le commentaire déplut : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu t’es fait couillonner, mon vieux. À force de ramener n’importe qui chez toi aussi, cela devait arriver… »

Fabrice tenta de se justifier. Tout n’était pas si simple, il ne pouvait prendre les choses avec autant de détachement. « Je refuse de passer pour un imbécile. » Fabrice réalisa qu’il ne pourrait jamais retrouver la paix intérieure tant qu’il n’aurait pas fait tomber son agresseur ; et que pour y parvenir, il ne pourrait compter que sur lui-même.

De retour chez lui, Fabrice bondit sur son ordinateur. En bon justicier, il devait prévenir les cibles potentielles. Il rédigea un texte assez court mais suffisamment explicite pour prévenir de nouvelles attaques. Il y décrivait sa mésaventure, mentionnait un peu honteux les particularités physiques de son agresseur, notamment le tatouage d’un serpent enroulé sur son bras gauche, et finissait par un vibrant appel à témoins. Il intitula son texte : « Attention à l’ange-gardien ». Il écuma les sites de rencontre, ceux qu’il fréquentait si peu, rougit plusieurs fois, avant de poster son témoignage sur le forum de quatre d’entre eux. Puis il alla se coucher.

Le lendemain matin, Fabrice se réveilla en sueur, une boule au creux de l’estomac. Il se lava consciencieusement mais rien n’y fit : une sensation poisseuse lui collait à la peau. Aucun courage pour préparer son habituel petit déjeuner énergétique ; pas grave, il n’y en aurait pas. À la place, il s’assit sur son lit et rumina.

Toute la journée, il sonna, étouffa, marqua les contretemps sans que son humeur noire ne disparaisse. De temps en temps, Anatole lui lançait des regards apitoyés qui l’exaspéraient ; plutôt l’indifférence que la pitié. Pendant la pause, il se confondit aux flutistes mais ne parla pas. En début d’après-midi, Fabrice put enfin déguerpir. De retour chez lui, il se réfugia derrière son ordinateur et retourna sur les forums de discussion de la veille.

Deux messages avaient été postés, par deux personnes différentes, deux personnes qui, comme lui, avaient rencontré l’homme et avaient été séduites, deux personnes qui, à peu de choses près, avaient subi les mêmes mésaventures. À l’une, il avait volé mille euros, à l’autre près de trois mille. Ces hommes avaient rajouté leurs histoires à la suite de la sienne et des dizaines de messages d’encouragement et de compassion leur étaient parvenus. Il n’était plus seul, il n’était plus ridicule. Il était celui qui avait eu le courage de parler. Il relit plusieurs fois les messages, encore incrédule et bêtement confus de tant de soutien. Et pour la première fois depuis le lundi matin, Fabrice sourit : il tenait la pelote dans ses mains ; à lui maintenant de tirer dessus.

Fabrice reprit courage.

Sur les forums, il laissa son adresse électronique, afin que les victimes puissent le contacter. Puis il écrivit un nouveau message. Il l’envoya à tous ses contacts, maintenant sans honte. Il y expliquait avoir été victime d’une escroquerie et être à la recherche du voleur ; il avait décidé de mener sa propre enquête, persuadé que la police française ne prendrait pas cette peine ; il recherchait maintenant le propriétaire d’un numéro de téléphone mobile et leur demandait si l’un d’entre eux avait par hasard quelques entrées chez les opérateurs.

Il retourna sur les sites de rencontres mais le serpent s’était envolé. Il commençait à désespérer lorsqu’il reçut un message. Son expéditeur indiquait avoir croisé l’homme dans un bar à Brest ; il semblait sûr de lui : il avait vu la queue d’un reptile s’échapper du bras gauche de la chemise. 

Grâce à cette information, Fabrice réorienta ses recherches sur la région en question. Il avait écumé les profils bretons d’une dizaines de sites lorsqu’il tomba sur son homme. Steven s’appelait maintenant Jerry, mais son sourire narquois était le même. Comment avait-il pu ne pas s’en apercevoir ? Comment avait-il pu être si naïf ? « Ah ! Ah ! Steven-Jerry, Jerry-Steven, tu me prenais pour un imbécile ! Eh bien me voilà ! » Il s’agissait maintenant d’entrer en contact avec lui. 

Sur son bureau, trainait la photographie de son filleul. Il serait cet homme-là. Il habiterait Brest et serait banquier. Son filleul avait vingt-trois ans, mais sur la photographie, il pouvait bien en faire trente. Fabrice eut bien quelques remords en attachant la photographie du petit à son nouveau profil. Intérieurement, il pria pour que personne de son entourage ne tombe dessus et se promit de détruire l’appât une fois arrivé à ses fins.

Il était deux heures du matin lorsque Fabrice envoya un premier message. Jerry lui répondit immédiatement. Ils échangèrent quelques messages coquins pendant une heure et Fabrice y prit plus de plaisir qu’il n’y aurait cru. Progressivement, il distillait quelques informations – « Dans ma vie sans souci, il ne me manque plus que quelqu’un comme toi. – Dans ta vie sans souci ? » ; « Je suis une princesse, seras-tu mon prince charmant ? ». À quatre heures du matin, l’imbécile mordit enfin à l’hameçon et rendez-vous fut pris pour le samedi soir minuit, cours Dajot. Exténué, Fabrice éteignit son ordinateur. Il regarda un instant autour de lui ; les partitions, le lit. Il se demanda combien de temps il lui faudrait avant de sombrer dans la schizophrénie, puis s’endormit. 

À huit heures du matin, le temps était magnifique, l’humeur de Fabrice était magnifique, lui-même se trouvait plutôt plus beau que d’ordinaire, il était en pleine forme, comme après une bonne nuit de sommeil, et sautillait de la chambre à la salle de bains, de la salle de bains à la chambre, et encore, il n’avait même pas pris son petit déjeuner énergétique. Il se lava consciencieusement, se rasa de près, sauta dans un pantalon et courut jusqu’au commissariat de police.

Dans le hall, le brigadier était en pleine discussion avec une collègue. Fabrice se mit un peu en retrait et attendit ; dans ses mains, un dossier de papier.

– On se connaît, demanda le brigadier ? 

– Fabrice Solis, je suis venu lundi matin poser une déposition pour le vol de ma carte bancaire.

– Ah oui ! L’ange-gardien !

Le brigadier ne put s’empêcher de sourire.

– Eh bien justement, poursuivit Fabrice froidement, je l’ai retrouvé, mon ange-gardien. Il se cache à Brest et j’ai rendez-vous avec lui samedi soir, enfin pas moi, quelque d’autre, il ne sait pas que c’est moi bien sûr. Je suis venu vous prévenir afin que vous puissiez l’arrêter.

– À Brest ?

– Oui, à Brest.

Le brigadier prit congés de sa collègue avec un sourire professionnel – un synonyme de « les affaires reprennent ». Il amena Fabrice dans une salle et lui demanda d’attendre. Il revint avec le gardien de la paix qui avait pris sa déclaration. On lui offrit de l’eau, du café, des attentions. Fabrice raconta ses recherches. Il sortait les preuves au fur et à mesure, messages électroniques, forums de discussion, profils. Les policiers l’écoutaient avec sérieux. « La position de justicier est beaucoup enviable que celle de joueur de triangle », se dit-il.

– Eh bien mon bonhomme, siffla le gardien de la paix, pour une enquête, ça c’est une enquête.

– Félicitations, monsieur Solis, rajouta le brigadier. Si jamais le triangle ne vous amuse plus, je crois que vous avez trouvé une nouvelle vocation.

– Alors c’est d’accord pour samedi soir, recadra Fabrice ?

– Malheureusement non.

Fabrice sentit le sol  se dérober. Machinalement, il se rattrapa à la chemise de papier qu’il froissa d’un coup sec.

– Nous aurions été ravis d’intervenir, mais Brest dépend d’une autre préfecture. Il faut voir directement avec nos collègues.

– À Brest ?

– À Brest.

Une ombre d’incompréhension passa devant les yeux de Fabrice. Le pauvre homme semblait perdu. Le brigadier sourit : « Nous allons arranger cela en un rien de temps. Venez. »

Fabrice le suivit dans les couloirs, sa chemise de papier chiffonnée dans les bras. Le brigadier le fit s’asseoir à son bureau. Tandis qu’il téléphonait à ses collègues pour les informer de l’affaire, le gardien de la paix fit des photocopies des documents. « Pour le dossier », grommela-t-il en lui prenant la chemise. Il la lui retourna avec la liste des horaires de trains : « Il y en a toutes les heures de la Gare Montparnasse. Le trajet dure plus de quatre heures. Il ne faudra pas trainer. »

Le jour dit, Fabrice prit le train de midi cinq. Il dormit tout le long du trajet ; le train fonçait à travers la campagne et il volait au milieu de ses amis super-héros dans son sillage et dans ses rêves, il souriait.

Ah ! Brest ! Il n’y était jamais venu et ne pensait jamais s’y arrêter un jour. Il y avait peu de chances pour qu’il ait le temps de faire quelques visites touristiques ; de toute façon, il n’y avait pas grand-chose à visiter. « Le commissariat de police, s’il vous plait. » Il y arriva, profil vainqueur, requinqué par l’accueil du commissariat de Paris, le sourire aux lèvres, la pochette sous le bras. Ah Brest ! La gentillesse de sa police, leur générosité ! L’un d’entre eux lui avait même offert quelques madeleines. « Pour la route. » lui avait-il dit. Fabrice se calfeutra dans sa chambre d’hôtel, terrorisé à l’idée de rencontrer son agresseur avant l’heure, et mangea des madeleines devant le journal télévisé.

***

« Minuit. Il ne devrait plus tarder. Qu’est ce qu’il caille. Pas le temps à mettre une couille dehors. Et puis ce vent qui balafre la peau. Un vrai bonheur. On va pas jouer à touche-pipi trop longtemps, moi je te le dis, deux trois bisous puis au lit. Pour le reste, on verra demain, j’ai trop mal dormi dans ce rade de misère. Enfin, c’aurait pu être pire… C’est con que je sois si fatigué parce qu’avec une bonne couverture, on serait plutôt pas mal ici. Idéal pour un rendez-vous galant. Dommage que ce truc de chemin de fer derrière soit si laid ; ça me rappelle la taule… Une œuvre d’art, ça, tu parles. Encore des mecs qui se sont fait entuber. »

Steven-Jerry / Jerry-Steven se perdait dans les lumières du port. Avec le baladeur sur les oreilles, il n’a rien entendu, surtout pas les deux types qui s’approchaient.

Quelqu’un posa une main sur son épaule ; il se retourna en souriant : il pensait que c’était le banquier. Derrière le point de contact, un gars le pointait en criant ; c’est l’autre couillon qui l’avait hébergé un week-end et à qui il avait extorqué mille euros – le dieu des voleurs sait que ce n’est pas cher payé pour la peine. Dès qu’il l’a reconnu, il a essayé de se détacher de l’armoire à glace qui lui serrait l’épaule, mais c’était déjà trop tard ; des flics pleuvaient de tous les côtés.

***

Notre petit port breton a une nouvelle fois été le théâtre d’une action de police peu ordinaire. Allons-y carrément et n’ayons pas peur des mots : une action de police extraordinaire. Car si la police brestoise a été en mesure d’arrêter l’un des voleurs les plus recherchés d’Europe, rien n’aurait été possible sans l’aide inestimable de Fabrice Solis et de son sang-froid à toute épreuve. 

Fabrice Solis hébergeait un ami depuis plusieurs jours lorsqu’il a eu la désagréable surprise de se réveiller un matin seul. Plus d’ami, plus de carte bleue. L’homme avait retiré mille euros sur son compte, puis s’était volatilisé. Après avoir déposé plainte au commissariat de son domicile parisien, il décide de retrouver le voleur par ses propres moyens. Utilisant comme un expert averti les nouvelles technologies, il mettra en branle tout son réseau et ses connections informatiques et réussira, en moins d’une semaine, à pister son agresseur jusqu’à Brest. La police française fera le reste. 

L’homme était recherché par la police allemande, après avoir été inculpé d’une peine de douze mois pour des fais similaires. Il en aurait avoué sept autres sur le territoire français. Il devrait être rapatrié en Allemagne prochainement pour y être jugé une nouvelle fois. 

Un gros poisson et une pêche miraculeuse pour notre jeune homme qui est retourné à ses occupations habituelles. Un bel exemple pour notre jeunesse.

Ouest-France – lundi 22 septembre 2013



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