Changement de saison

Philharmonie de Paris

Philharmonie de Paris, 2016 – © Aurelia Gantier


Je voulais écrire sur Neojiba, découvert à la Philharmonie de Paris lundi dernier, sur ce programme musical si proche de mes convictions, cherchant le développement à travers l’éducation musicale. Je voulais écrire sur l’émouvant discours de leur chef d’orchestre Ricardo Castro, sur cet adolescent mort deux jours auparavant de ne pas avoir respecté le couvre-feu, victime d’une balle perdue, il allait prochainement faire partie du programme et voulait jouer du violoncelle, il s’appelait Marcello, on l’appelait Cell ; écrire sur le soliste, meilleur ami de la victime, qui ne jouera pas ce soir-là. Je voulais mentionner cet hommage qui flottera tout au long du concert, l’hommage à ce garçon et à tous les enfants victimes de la violence brésilienne. Je voulais écrire sur la jeunesse des musiciens et la diversité des visages, sur leur interprétation ample et généreuse, le plaisir visible qu’ils prenaient à jouer et l’enthousiasme des spectateurs. Je voulais parler de cette chaleur qui réchauffait la Philharmonie, le rappel sous les baguettes d’un jeune chef d’orchestre, ce Brazil en final, somptueux et fier, et ces Brésiliens euphoriques, et la salle survoltée, et ce moment précieux et inattendu que j’avais eu la chance de vivre.

Et puis, je voulais écrire sur ce restaurant entre amis, les influences japonaises aux saveurs exquises, le vin blanc nature et délicieux, je voulais vous raconter ce moment de partage, notre ami de Sydney revenu pour l’été, nos retrouvailles et le plaisir d’être ensemble, mais la trappe était ouverte et un client est tombé. Je voulais raconter le temps suspendu, la violence du bruit puis le silence, les pas dans l’escalier, les chuchotements, l’incompréhension des serveurs, la pauvre victime qui remonte, everything is ok, I am fine, les premiers cris dans la salle, appelez les pompiers, l’homme sur une chaise, et la douleur qui apparaît, la réaction de mes amis, agacés par tant d’inertie, et l’homme que l’on allonge, et la douleur qui se réveille, et ses cris, et notre malaise à nous autres d’être là assis de ne pas savoir quoi faire, peut-être faudrait-il qu’on fasse un stage de secourisme me chuchote un des nôtres, et les pompiers qui n’arrivent pas, l’homme qui souffre, et les mauvais souvenirs qui remontent à la surface, la serveuse tombée elle-aussi dans la béance d’une trappe ouverte et restée handicapée à vie, et les mains des serveurs qui tremblent, et la peur qui se transforme en colère, mais pourquoi Diable cette trappe était-elle ouverte, et la propriétaire qui arrive en courant en même temps que les pompiers, vous n’êtes pas aux normes vous comprenez, et cette soirée que j’avais organisée pour notre ami australien, cette soirée gâchée, s’en vouloir d’une pensée si égoïste alors qu’un homme est blessé, non mais je t’assure Aurelia, le dîner était très bon.

Oui, je voulais écrire sur tout ça.

Et puis l’automne est arrivé. Je me mouche et j’ai froid. J’ai mis un pull, une veste et des chaussettes. Je déteste l’automne, me dit une amie. « Tu as tort, c’est la saison la plus culturelle. Un spectacle ou une exposition emmitouflée dans un trench et suivi d’un restaurant, tu n’aimes pas ? – Non, je n’aime pas. » Les jardins qui brûlent et les couleurs qui fondent, le rythme qui ralentit. « Il fait froid, tu ne trouves pas ? – Je me suis trop couvert. – La nuit tombe vite maintenant, n’est-ce pas ? »

Oui, je voulais parler de tout ça. Je ne savais pas si je choisirais les belles énergies brésiliennes ou la tension après l’accident, mais je voulais parler de quelque chose comme ça. Et puis l’automne est arrivé, d’un coup, comme ça. À la terrasse du café, protégée de la pluie, je me mouche et la torpeur automnale m’envahit. Je ne suis plus très sûre de ce dont j’ai envie. L’automne me ralentit.

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commentaires

  1. Richard

    Alors que je viens de quitter le soleil septembral pour rejoindre la capitale sous la pluie – qui rendît mon retour au bureau un peu moins douloureux – je me réjouis quelque peu de ces frimas qui arrivent, même si la pluie n’est pas toujours mon amie. L’idée de se réfugier sous un passage couvert, découvrir des boutiques hypothétiques, plonger dans le musée Jacquemart-André en se disant que la salade aux gésiers confits et magrets de canard fumé accompagnée d’un Cahors qui va suivre est la bienvenue. Sans trappe.
    Se dire que l’hiver va arriver et s’y préparer.

    S’extraire au petit jour de la torpeur du lit,
    Ouvrir grands les volets sur le vol des courlis,
    Faire du café très fort le boire à la fenêtre,
    Respirer expirer et se sentir renaître.
    Se dire qu’il faudrait bien rentrer chaises et table
    Mais attendre pour ça des temps moins délectables,
    Là descendre au jardin crissant sous la gelée,
    Redresser les dahlias alanguis de l’allée.

    Juliette, Heureuse.

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