Le camp de Drancy
Je me souviens d’une conversation avec un vieux monsieur, la quinzaine sous l’Occupation. À l’époque je n’avais pas réagi, je ne posais pas trop de questions.
Nous étions dans un restaurant de la Butte aux Cailles. Notre table était collée à la baie vitrée. Il me montra du doigt la courte rue qui allait cogner contre une rangée d’immeubles. Il était né dans le quartier, y avait grandi. Il me dit : « Tu vois cet immeuble, là-bas ? À l’époque, il y avait une épicerie. Elle était tenue par une dame juive. Un jour, la dame a disparu. » Nous ne parlions pas de l’Occupation, ni rien s’y rapprochant. J’imagine ses yeux humides coulés contre les bâtiments, un souvenir qui lui saute au visage. « Tu sais Aurelia, à l’époque, nous ne savions pas. Personne ne savait. Même le professeur X., que tu connais, il ne savait pas ce qu’il se passait. »
En ce moment, je lis L’administrateur provisoire d’Alexandre Seurat (Editions du Rouergue) et je repense à ce soir-là. J’ai beau essayer de comprendre, je ne le crois pas. Je ne le crois pas parce que les habitants connaissaient l’existence des mesures anti-juives, je ne le crois pas parce que justement leurs voisins disparaissaient, des milliers de femmes, d’enfants, d’hommes dans la fleur de l’âge, de vieillards, de commerçants justement, se sont évaporés des rues de la capitale, je ne le crois pas parce que Drancy est à une dizaine de kilomètres de Paris, et je me dis…
Toi, bonhomme, tu ne me dis pas toute la vérité. Ce n’est pas que vous ne saviez pas, mais que vous ne vouliez pas savoir. Vous saviez que les Juifs disparaissaient, vous saviez qu’on les amenait à Drancy, vous saviez que quelque chose de grave se passait. Et je me dis…
Tu ne devrais pas penser comme ça, encore moins l’écrire. Qui es-tu, toi qui es née plus de trente ans après cette funeste période pour juger ? Qui es-tu, toi qui n’es même pas concernée, même pas historienne ? Qui es-tu pour penser que tu aurais été meilleure qu’eux ? « C’était une autre époque. »
Et je me dis…
Je le sais. Je le sais parce qu’Alep meurt tous les jours sous les bombes, rien n’est épargné à ses habitants, je le sais parce qu’Alep est transformée en tas de poussière, et c’est un mystère que l’on arrive encore à bombarder quoi que ce soit. Je le sais parce que la Pologne va probablement voter une loi interdisant l’avortement et condamner les médecins et les patients jusqu’à cinq ans de prison, je le sais parce que le silence de nos élites est étourdissant. Je le sais parce que dans ces deux cas, nous savons. Nous savons tout ce qui se passe, mais nous ne voulons pas savoir. C’est loin la Syrie, la Pologne aussi. Plus tard, nous ne pourrons pas dire nous ne savions pas, juste nous ne voulions pas savoir, nous voulions continuer nos petites vies si peu tranquilles.
Je marche derrière une petite dame, aveugle. Elle est trahie par sa canne blanche, qui la devance et balaye le trottoir. Je la suis, je ne la quitte pas d’une semelle. Nous allons dans la même direction, je vois, elle ne voit pas. Nous arrivons devant la bouche de métro, j’aperçois les premières marches, j’ai pris de l’avance sur la canne. Je la dépasse et pose une main sur son épaule : « Attention Madame, vous arrivez au métro. — Ah ! Mais c’est bien là que je vais. Merci Madame, vous êtes bien gentille. » Elle voit.
commentaires
Beau !
Merci beaucoup Soléa pour tes encouragements !