Lorsque je suis sortie, Kyoto transpirait l’humidité et la moiteur printanière. La pluie avait cessé et mes pas résonnaient dans des ruelles étrangement désertes. Les serveurs se faisaient discrets derrière les portes fermées. Seules les lanternes de papier et les vitrines réchauffaient la nuit tombante. Je marchais droit devant ; je savais où je me rendais.
Kanji et Kana étant pour moi les deux faces d’un même bonnet, j’ai repéré au milieu des signes phonétiques indéchiffrables la traduction romaine de l’endroit recherché. J’ai jaugé la porte fermée – hier encore elle était ouverte – le portier est apparu et je suis entrée, encouragée par ses incantations. On pénétrait dans une salle tout en longueur, composée d’un simple bar dans les camaïeux de gris. J’ai traversé l’espace, minuscule comme un hall d’entrée ; j’étais arrivée.
C’était une terrasse en bois de forme rectangulaire. Elle surplombait la rivière. Je l’avais découverte la veille. Les salutations et les sourires de l’équipe m’ont accompagnée jusqu’à l’extrémité, là où la vue serait la plus belle. Après les pluies de l’après-midi, les clients se résumaient à un couple de Japonais. J’ai commencé à prendre des photographies, mais à défaut de matériel adapté, elles étaient franchement mauvaises. Do you want a photo?
Perdue dans mes pensées, je ne l’ai pas entendue tout de suite. C’était la petite dame qui me proposait de me prendre en photo. J’ai refusé poliment. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.
Il avait soixante-neuf ans, elle soixante-cinq ; ils en faisaient au bas mot dix de moins. Il portait une chemise hawaïenne et des lunettes de soleil, elle était emmitouflée dans un gilet en crochet bariolé, une casquette à la gavroche vissée sur la tête.
« Nous sommes allés seize fois en France ». Il en était fier, il l’a répété plusieurs fois : « Seize fois. Nous louons une voiture puis nous visitons les zones viticoles : Bourgogne, Bordeaux, Champagne… » Il énumérait en comptant sur ses doigts. Seize fois. J’étais suspicieuse : « Vous ramenez du vin à chaque fois ? — Oui, bien sûr ». Il a fini par m’expliquer ; j’avais devant moi la vie dont j’avais toujours rêvé.
Il était écrivain. Il aimait la France et nos hommes politiques japonistes : Jacques Chirac et François Mitterrand. « J’ai écrit un livre sur Mitterrand, vous savez. » Son métier lui permettait de voyager, alors il voyageait, beaucoup, avec son amie elle-même auteur de livres sur le coaching professionnel. Tout en commandant du vin blanc – I am sorry, it is not French but Italian – il me conseillait de nouvelles destinations européennes – you should go to Budapest. Ils habitaient un petit village au sud du Japon et trouvaient les Kyotoïtes prétentieux. Je les regardais s’animer. Bien que plus silencieuse, et d’un niveau d’anglais plus faible, elle avait un visage extraordinairement expressif. Je me demandais si les Japonais du sud avaient un caractère plus méridional tout comme en France. Très vite, il a insisté pour que je leur rende visite : « Je vous ferai visiter notre belle région ». Elle a écrit son nom et son numéro de téléphone sur un bout de papier, je lui ai tendu ma carte de visite – le monde à l’envers : « Si jamais vous passez une dix-septième fois en France. »
Alors qu’ils partaient, elle m’a regardée : « Vous êtes belle comme une actrice de cinéma ». Je ne savais que répondre alors je l’ai remerciée – et ce remerciement qui généralement se résume à un simple « merci » me parait toujours trop sec mais je n’ai jamais su comment l’enrober, alors je l’ai dit en japonais, « arigatô » mais ça ne changeait pas grand-chose.
Je suis restée à regarder s’effacer la rivière dans la nuit. Puis je me suis levée et je suis partie, accompagnée de mon escorte habituelle. J’entendais la litanie des serveurs me frotter le dos et je me redressais instantanément comme sous l’effet d’une ola à mon intention. Like a movie star. Décidément, ils sont sympas ces Japonais !