En un battement d’ailes

Carte Postale embarquement pour le bagne

Embarquement pour le bagne – Carte postale de 1913


J’étais dans le taxi en direction de l’aéroport et j’écoutais malgré moi un documentaire radiophonique finalement assez intéressant.

Je ne connaissais pas Henri Charrière, alias « Papillon ». Ancien bagnard, il a été rendu célèbre par le récit de ses années de bagne et de ses tentatives d’évasion publié en 1969 par Robert Laffont. Condamné au bagne à perpétuité pour un meurtre qu’il a toujours nié, il est envoyé en 1933 en Guyane. Et c’est ainsi que j’ai appris qu’il y a moins de cent ans existait encore le bagne colonial de Guyane ; que les prisonniers y étaient enfermés dans des conditions épouvantables ; et que les bons Français venaient assister au départ des bateaux drapés de leur bonne conscience. Si l’abolition fut acquise en 1938, ce n’est qu’en 1946 qu’elle fut appliquée et en 1953 le dernier convoi rapatrié. Mes parents étaient déjà nés. C’est à mes yeux un repère important : il indique le début de l’histoire contemporaine.

Ça m’a fait tout bizarre, cette prise de conscience. Je me suis demandé si d’autres violations des droits de l’homme étaient encore pratiquées en France à cette époque, que je ne connaissais pas. J’ai remonté le temps.

Il y a cent ans, la France envoyait ses citoyens mourir au bagne de Guyane, les femmes ne votaient pas, l’avortement était puni par la loi.

Il y a moins de cinquante ans, les homosexuels étaient fichés par la police et la peine de mort par fusillade ou décapitation encore pratiquée ; les femmes ne pouvaient pas gérer leurs biens en propre ou exercer un métier sans l’autorisation de leur mari ; la contraception était interdite, et pendant la guerre d’Algérie, le pouvoir saisissait les journaux qui évoquaient les actes de torture sous prétexte d’atteinte au moral de l’armée.

À l’échelle de l’humanité, nous serions encore à l’âge du biberon.

Puis je me suis souvenue de ces civilisations orientales qui ont vu leur situation se détériorer, comme l’Iran ou l’Afghanistan ; et plus loin dans le temps encore, de Byzance, berceau des arts et des sciences jalousé par l’Occident. Les empires sont fragiles, les démocraties aussi.

J’ai pensé à l’Europe d’aujourd’hui, à la Pologne et à la Hongrie, aux quatre pays européens où l’avortement est encore interdit, à tous ces pays où la situation des droits humains a évolué dramatiquement — les Philippines, la Russie, la Turquie. Quel gâchis !

En un battement d’ailes, l’instant d’yeux qui se ferment, et notre situation peut basculer. Les démocraties sont fragiles, les droits de l’homme aussi ; leur histoire est trop récente, les retournements trop nombreux, pour ne pas s’en inquiéter. Jusqu’à la nuit des temps, rester vigilants.

 

La Guyane n’est pas un pays, c’est le cul-de-sac du monde.

Albert Londres – 1923