Leçons martiniquaises

Mémorial contre l'esclavage

Mémorial Cap 110 de l’Anse Caffard consacré à l’esclavage, Martinique – © Aurelia Gantier, février 2024


C’est une question que l’on m’a souvent posée, comme une destination touristique impensable, le Myanmar, le Yémen ou la Corée, peut-être aussi dans l’attente d’une réponse inavouable, on en parlera plus bas : Pourquoi la Martinique ?

Je voulais connaître l’autre France, répondais-je ; et en répondant ainsi, je vexais les Martiniquais : « Nous ne sommes pas l’autre France, nous sommes la France. » La France des milliers de kilomètres, la France que l’on ne voit jamais, ni à la télévision ni à la radio – en plein questionnement sur l’uniforme scolaire, ne serait-il pas intéressant de savoir que cette tradition y perdure sans faire débat ? Vous étiez au courant, vous ? Moi pas. La Martinique fait partie des cinq DIF (Départements Invisibles Français) au même titre que la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion et Mayotte. Et justement, moi, je voulais voir. Derrière les plages paradisiaques, les fonds transparents, les randonnées en forêt, le zouk et le reggae, le ti’punch et le planteur, je percevais autre chose. Alors la Martinique, pourquoi pas ?

À l’annonce de ma destination, un ami mexicain m’avait lancé, tu veux connaître la France coloniale, quoi. Sur le moment je n’avais pas compris. Maintenant si. En Martinique, j’ai découvert mon histoire, celle de la France, la colonisation et l’esclavage. Ce n’est pas grave. Je continuerai à aimer mon pays et ne porterai pas la culpabilité des ans sur mes épaules, mais tout de même, c’est bien de savoir. Et de comprendre. Les relations. Les gens. Les relations entre les gens. Entre les Noirs et les Blancs, notamment. Sans tenir un cours magistral, deux petites histoires pour bien vous expliquer.

Ma logeuse a deux chiens. Comme elle les promenait en laisse devant chez elle, je lui ai demandé pourquoi elle ne les lâchait pas. « Les Martiniquais ont peur des chiens. Les colons les utilisaient pour les maîtriser dans les plantations. Depuis, ils sont terrorisés. L’autre jour, j’ai carrément vu une femme sauter de l’autre côté de la barrière à mon approche. »

Le lendemain, je plonge. De retour sur la plage, mon guide désigne un homme, plein pied, avec un gilet de sauvetage. « Regarde, il a pied mais porte un gilet. – C’est complétement con. – Les Martiniquais ont peur de l’eau : à l’époque de l’esclavage, beaucoup de bateaux coulaient. » Encore l’esclavage, toujours l’esclavage, on n’en sort pas.

Avant de partir je n’avais pas compris la remarque de mon amis mexicain. Aujourd’hui, elle me paraît évidente et j’ai honte de mon ignorance. Des Arawaks et des Caribéens, il ne reste pratiquement rien, une larme mélangée à d’autres larmes, chinoises, indiennes, africaines, toutes issues de l’esclavage, du viol et du droit de cuissage – et là, tu peux rajouter le blanc, breton ou normand, la plupart du temps. Alors bien sûr, on pourrait soutenir que la colonisation et la République française ont aussi apporté des choses très bien, j’en suis certaine – en tout cas, pas les transports en commun –, mais toutes les choses pour lesquelles aujourd’hui on vient, le sable blanc, les couchers de soleil photoshopés, les randonnées sur la montagne Pelée et les fonds marins, étaient là bien avant les plantations, les bars de plage et les supermarchés – qui de toute façon auraient existé à un moment donné.

Vous voyez, quand je vous disais que de la Martinique, nous, les Métropolitains, on ne connait rien. Maintenant vous comprenez ? Allez, je vais vous aider.


Qu’est-ce que la Martinique ?

La Martinique est une île de la taille de Hong Kong (1 100 m²) à presque 7 000 km de la Métropole côté Caraïbes – ça c’est bien ; moins de 400 000 habitants (autant que la ville de Nice). 90% d’entre eux sont martiniquais, les autres résidents – vous noterez la différence de traitement.

Qu’est-ce qu’un Martiniquais ?

Un Martiniquais est un homme à la peau noire et aux cheveux crépus, issus de la colonisation et de l’esclavage. Ses origines sont multiples : blanches, africaines, caribéennes, indiennes, chinoises… La richesse de l’ADN.

Et les Békés, les colons blancs ?

Ils sont nécessaires issus de la colonisation, implantés sur le sol depuis des générations. Ils représentent moins de 5% de la population et détiennent plus de 80% des terres. Pour certains, ils ont spolié les autochtones, pour d’autres ils ont eu l’intelligence économique et l’éducation. Dans leur esprit, la Martinique leur appartient. « Impossible de travailler avec ses gens-là », me confiait ma logeuse. Qui est dans le vrai ? Je ne saurais dire : je n’ai jamais rencontré de Békés. Mais des Martiniquais, si.


Et le Martiniquais, c’est quelque chose. Le Martiniquais est chaleureux, tutoie facilement (le vouvoiement punit le Métropolitain agressif, prétentieux et hautain). Il ne fume pas de tabac mais de la ganja. Il vit de bouts de ficelle mais reste positif. Cela ne signifie pas qu’il ne s’énerve pas, mais l’agacement retombe vite : PANI PWOBLEM est son mantra. C’est aussi un chaud lapin. Pire que l’Égypte et autant que Cuba, la Martinique est une destination à thème (la voilà, la réponse inavouable que tu attendais et que je ne donnerais pas, je n’étais pas là pour ça). « Tu ne peux pas savoir le nombre de femmes d’âge mur auxquelles le Martiniquais rend service. Et inutile de t’inventer un mec en métropole, ils ne te croiront pas. » Effectivement. On m’a proposé de me guider dans mes randonnées, de m’accompagner dans les cascades, de me faire pécher, de faire du bateau, trois heures de route pour découvrir le groupe martiniquais du moment, de danser la salsa à Fort-de-France… Ici, l’accumulation de femmes est culturelle. « Si tu n’as pas une officielle et deux maitresses, tu as raté ta vie. En plus, tu arrives en plein carnaval ; les testostérones sont à leur maximum. » D’ici à le trouver collant, il n’y a qu’un pas. C’est que je suis parisienne, je n’ai pas l’habitude que l’on s’assoit à ma table sans y avoir été invité. Mais ici c’est ainsi, alors autant faire avec et sourire. Sinon, attention : on va te vouvoyer !

Pour le reste, les plages paradisiaques et les lagons, les fonds transparents, les randonnées et les cascades, la musique, la danse, les couleurs et la chaleur, le rythme tranquille, AImé Césaire à toutes les sauces… faut vous faire un dessin ?