La lettre et l’esprit

Le vide laissé par le lasticage Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans en Afghanistan - 2001

Le vide laissé par le plasticage des Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans en 2001 © Sipa – Murad Sezer



Avec le temps, certaines personnes deviennent moins sottes ; elles s’assagissent. D’autres en revanche, vieilles et aigries, développeront la pire version d’elles-mêmes et ce sera tant pis pour nous. Tandis que les premières, plus calmes et plus mesurées, nous élèvent, les secondes nous pourrissent. J’ose espérer entrer dans la première catégorie.


La première fois que j’en entendis parler, ce fut dans la bouche d’un prêtre. Jeune adolescente, je fréquentais assidûment l’église de mon quartier ; je m’y suis rendue toutes les semaines de treize à dix-sept ans. À dix-sept ans, je n’étais plus une enfant. Elève d’un lycée parisien côté, j’enchaînais les trajets banlieue seizième arrondissement avec toute l’énergie et l’ambition de la jeunesse. Je savais ce que je voulais et ce que je ne voulais pas.

« Bonjour, Daniel. » Daniel était notre catéchiste. Prêtre-ouvrier, j’imagine qu’il travaillait, je n’en ai aucun souvenir. Seulement de sa jeunesse, ses cheveux mi-longs, ses chemises à carreaux et ses jeans évasés, la petite croix dorée. Il était blanc de peau et de cœur, d’une douceur extrême. Rien n’aurait pu le troubler. Toutes les semaines, je m’appliquais à le secouer. Le mariage des prêtres, le préservatif, tout y passait. Il m’écoutait, convenait, et de sa voix de miel, m’expliquait. Et toutes les semaines, j’abandonnais.

Mais cette fois, j’étais prête. « Bonjour, Daniel. J’ai un problème avec la parabole de la semaine dernière. »


Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.  (Mt 19, 24)


« J’ai un problème, Daniel. Toute mon enfance, et encore maintenant, j’ai baigné dans les problèmes financiers de ma mère. Les relances, les huissiers, les faux en écriture, les oncles à la rescousse. Je n’aurai pas cette vie-là, je me le suis promis. Je veux m’en sortir et pour ça il me faut de l’argent. On ne va pas se mentir, j’aime ça. Sinon, je ne me serai pas embarquée dans des études scientifiques tout en étant littéraire. »

Il existait à Jérusalem une porte appelée Trou de l’Aiguille. Elle était si étroite que pour y faire passer un chameau, il fallait le défaire de ses chargements. Voilà l’histoire…


Il est plus facile à un chameau…


« L’un n’exclut pas l’autre, Aurelia. On peut vivre dans le confort, aider sa communauté et le moment venu, se départir des biens matériels pour entrer dans le Royaume de Dieu. Ce n’est pas le fait d’être riche ou pauvre qui détermine l’accès au Royaume, mais la manière dont on use de ses biens. Je te rappelle que devant saint Pierre, le matériel ne servira plus à rien. » Puis il a cité saint Paul.


La lettre tue mais l’Esprit vivifie. (Paul 2 Co 3,6)


Pour la première fois, j’entendais l’aphorisme. Il me parlait. Nous n’avions pas besoin d’être blanc ou noir, gris était possible, et même blanc ou noir de temps en temps, mais pas tout le temps. Pour la première fois, je troquais l’intransigeance de la jeunesse pour l’échelle des nuances.


La seconde fois, je devais avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Je militais chez Amnesty International. Cette année-là, l’association se concentrait sur la torture et les traitements inhumains et dégradants. Un questionnaire circulait. Une des questions tournait autour du droit de la police à la recherche d’une bombe de bousculer un terrorisme. Ou quelque chose comme ça. La majorité des personnes interrogées leur accordait ce droit, Amnesty non. La position d’Amnesty avait été pourfendue par les médias. Lors de notre réunion hebdomadaire, nous en avions parlé entre militants. Alors, on bouscule ou pas ? Logiquement, notre réponse aurait dû être unanime : on ne bouscule pas. Pourtant, entre nous, loin des instances internationales, elle ne l’était pas. Une bombe tout de même. Jean-Marc reçut tous nos suffrages. « C’est la théorie. En tant que militant, nous supportons la théorie ; mais en tant qu’homme, la pratique peut être différente. Je suis contre la peine de mort, comme tous les militants pour les droits humains ; Mais si demain un homme devait violer et tuer ma fille, mieux vaudrait pour lui que je ne l’attrape pas. Sinon, je crois bien que je le tuerais. Ou que je voudrais qu’on le tue. Mais c’est un cas personnel qui ne regarde que moi. »

La théorie et la pratique. La lettre et l’esprit. La loi et l’esprit de la loi. J’aime ce concept qui parle de réflexion, de pondération. L’esprit, c’est fumer après un verre de vin tout en étant non-fumeur. La lettre, ce sont les salafistes qui vous expliquent de quel pied entrer et sortir des toilettes. Il est plutôt rassurant de se placer du côté de l’esprit plutôt que du côté malveillant. Personne ne dira le contraire, non ?  


Un jour que je devais envoyer un témoignage dans le cadre d’un procès, l’avocat du prévenu m’appelle.

– Il faudrait amender votre lettre.

– Vous savez que je ne mens jamais, n’est-ce pas ?

– Non mais c’est l’esprit.