Le 17 septembre 2020, j’assistais à une rencontre littéraire autour de l’émouvant roman de Mohammed Aïssaoui, Les funambules, roman qui célèbre les bénévoles d’ATD Quart Monde et des Restos du Cœur. Au cours de la soirée, Mohammed me demande : « Toi qui es éditrice, est-ce que tu reçois beaucoup de livres sur le militantisme ? » Non, je n’en reçois pas et je dois l’avouer, je n’écris pas non plus sur le sujet. Mon action s’est arrêtée aux portes de la littérature. J’ai décidé de réparer cette injustice. Cette série de portraits rend hommage aux centaines de militants croisés depuis plus de vingt ans lors de mes différents engagements auprès d’Amnesty International et de Women’s WorldWide Web.
C’était il y a une vingtaine d’années. J’étais jeune, fraiche et peu expérimentée. Nous tenions le stand d’Amnesty International rue de Lévis. Sur le plateau, des pétitions, des briquets, des bougies ; quelques magazines, un panneau d’information ; bien en évidence, une pétition contre la peine de mort.
J’ai levé la tête. Sur l’autre trottoir, un petit vieux recroquevillé sur sa haine s’était arrêté et nous regardait, l’air mauvais. « Celui-là, il est pour moi. » Il s’est appuyé sur sa canne comme pour la briser et a traversé la rue à l’allure d’une tortue gagnant sa course contre le lièvre. Il avançait à pas comptés mais déterminés vers nous.
Devant le stand, il s’est plié, son nez a fouillé les différents papiers pour s’arrêter, toujours elle, devant la pétition contre la peine de mort. Il l’a lue. Lentement. Il a pris son temps. Il m’était difficile de faire comme s’il n’existait pas : tout son être diffusait une aura de colère. Au bout d’un temps qui m’est apparu interminable, il s’est redressé. « Mademoiselle. » Il a désigné le papier. « Il est écrit, des alternatives existent. Il faudrait m’expliquer. Quelles méthodes sont plus efficaces que la peine de mort, dites-moi ? » J’étais jeune, fraiche, peu expérimentée et insolente. Et je refusais de subir son persiflage. J’ai planté mon mépris dans le sien : la conversation était inutile, trop de valeurs nous séparaient. L’homme s’est éloigné, en râlant. J’étais satisfaite : j’avais évité la confrontation qu’aujourd’hui je regrette. Je ne connaissais ni la compassion ni l’indulgence.
Vingt ans plus tard, si je réprouve certains comportements et prises de position, je tente désespérément (désespérément est le terme qu’il convient quand il s’agit de calmer un sang bouillonnant comme le mien) de ne plus juger les hommes et de les aimer malgré leurs défaillances. Aujourd’hui, devant cette vieille boule de haine, j’agirais différemment.
Je me draperais d’amour, mentalement je le farderais de fleurs. Je lui demanderais de m’expliquer, je le laisserais parler, je l’écouterais déverser ses serpents et ses crapauds. Puis je tenterais de répondre à sa question. Je serais longue, peut-être refuserait-il de m’écouter. Je le laisserais alors à ses aigreurs et me tournerais vers d’autres passants plus cléments. Mais sait-on jamais.
Je lui dirais,
Que je comprends son désarroi, mais que personne ne remet en cause la nécessité de la justice, Amnesty International moins que personne, que tout délit mérite sa peine, qu’Amnesty ne se battrait pas contre les lois d’amnistie générale si nous n’étions pas d’accord sur ce point, que ce qui est remis en cause n’est pas la peine mais l’excès de peine.
Que si nous souhaitons vivre dans le cadre de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (mais tout le monde ne le souhaite pas), il faut défendre le droit à la vie et le droit à ne pas subir de traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Que la peine de mort illustre à la perfection ces derniers, qu’il n’y a qu’à nommer les méthodes d’exécution utilisées (décapitation, électrocution, injections létales, peloton d’exécution, pendaison, lapidation) et ses plus fervents défenseurs (la Chine, l’Iran, l’Égypte, l’Irak, l’Arabie Saoudite, que des enfants de cœur – en 2020, si l’on exclut la Chine, dont le nombre d’exécutions est inconnu, ces quatre pays ont été responsables de 88% des morts recensées dans le monde),
Que nous refusons de cautionner cette culture de la violence qui consacre la loi du talion comme acte de justice alors qu’il ne s’agit que de vengeance, que rajouter à la peine de la famille de la victime, celle de la famille du condamné, des jurés et de la société ne fait qu’ajouter de la peine sur la peine, pas l’adoucir ni la réparer,
Que si la peur de la mort était dissuasive, cela se saurait,
Que la plupart du temps, la peine de la mort s’applique dans des systèmes judiciaires faussés, procès expédiés, erreurs judiciaires, biais racistes et sociétaux,
Qu’il y aurait encore beaucoup à dire comme des décennies à moisir dans les couloirs de la mort, l’impossibilité pour le condamné de s’amender, mais par-dessus tout, puisqu’il s’agit de sujets cachés, occultés mais prégnants, la peine de mort coûterait plus chère qu’une bonne perpétuité, on rentrerait alors dans de basses considérations matérielles, mais peut-être faudrait-il en passer par là,
Si ma vieille boule d’amertume acceptait la conversation, ce qui, d’après mes souvenirs, reste des plus improbables.
Autour de nous, des familles feraient leur marché. Certains feuillèteraient des magazines, d’autres achèteraient des briquets. Faudrait-il se détourner du vieil homme pour s’intéresser à ces interlocuteurs plus amènes ? Quand le refus de discuter devient-il impolitesse ? Au bout de combien de temps, l’échange devient-il perte de temps? À mon stand, je me souviens avoir aimé raconter des histoires, mêmes tristes, même douloureuses. J’aimais sensibiliser, expliquer, pas confronter. Professionnellement, j’étais commerciale, pas technicienne.
Forse, quanto è avvenuto non si può comprendere, anzi, non si deve comprendere, perché comprendere è quasi giustificare.
Primo Levi, Se questo è un uomo
Peut-être que ce qu’il s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier.
Primo Levi, Si c’est un homme