Je devais avoir dix-huit ans et j’attendais, morose, à côté du téléphone. J’étais tombée amoureuse d’une gueule d’Indien à bandana qui ne l’était pas, et je m’appliquais consciencieusement à vivre une de mes plus belles souffrances sentimentales. Cet homme me rendait chèvre, et ce soir-là, comme tous les soirs, j’attendais qu’il m’appelle et il ne m’appelait pas. À l’époque, attendre un coup de fil signifiait littéralement attendre un coup de fil : le smartphone n’existait pas. J’étais assise à mon bureau et je regardais le téléphone, dramatiquement silencieux. Pour passer le temps et ma mauvaise humeur, j’écrivais. Je me souviens des premiers mots.
Téléphone. Attendre que le téléphone sonne. Qu’il sonne.
Retour au temps présent. Deux jours sont passés depuis ce soir où, la chaleur étouffante, je ne pouvais me résoudre à mariner dans mon nid et je me suis arrêtée au Café du Passage. À une heure du matin, il a bien fallu rentrer. Entre temps, la rencontre, fortuite mais délicieuse, de celles qui illuminent les journées. Nous nous étions déjà croisés en affectant de ne pas nous remarquer. Pas cette fois. Il a quitté sa table pour la mienne et des heures durant, nous avons parlé écriture en buvant du whisky japonais.
Je me suis réveillée avec le soleil, excitée comme une enfant, le visage en papier crépon des soirées trop arrosées. J’avais envie de sauter, crier, danser. J’attendais son coup de fil.
Mais voilà : deux jours sont passés et il n’a pas appelé. Je me moque de mon impatience ; pourtant je commence à douter. Appellera-t-il jamais ? À la terrasse du Bonaparte, le téléphone posé sur la table, je commande une glace. Je me fais l’effet de L., seize ans. Sa mère me racontait l’avoir trouvée sur le canapé, à s’enfiler un pot de glace Häagen-Dazs jusqu’à l’écœurement. « Tu vas te rendre malade. — M’en fous. » L’objet de son affection avait annulé leur dernier rendez-vous.
J’ai seize ans et j’attends que le téléphone sonne. Qu’il sonne.