La machine à remonter le temps

Train


« Je coupe deux trois centimètres puis je restructure devant. Par contre je ne dégraderai pas beaucoup, voire pas du tout, sinon ça fait vite sapin de Noël. »

Je connais cette voix. Mon nouveau coiffeur l’a empruntée à quelqu’un de mon passé.

« J’aime beaucoup l’expression sapin de Noël. Je dis actrice américaine des années 1980 mais votre formulation est bien mieux choisie que la mienne. – Elle est plus imagée. »

Ce pourrait-il que ce soit la voix de F. ? Non, elle a la même douceur qui s’excuse, la même absence d’affirmation dans le ton, mais ce n’est pas elle. Cela remonterait à mon enfance dans les banlieues. L’appartement attenant à la société de déménagement des parents de ma tante. Mon cousin et moi rampions dans les couloirs, nous nous cachions sous les meubles, les adultes nous voyaient quand même ; nous nous faisions enguirlander. Non, ce n’est pas ça.

« Est-ce que la coupe vous convient pour l’instant ? »

Ce n’est pas ça. Chez les Siciliens, le phrasé est volontaire, coupé à la serpe, c’est une voix d’homme, c’est certain, mais aucun de mes oncles ne pourrait parler en retrait comme lui. J’entends l’autre voix dans ma tête, je la sens dans mon ventre. Je pourrais la palper, je l’ai au bout de mes souvenirs.

« J’ai un peu désépaissi devant. » Une voix qui recherche un assentiment. Le garçon dans le train, nous prenions tous les jours celui de 7h45, je m’arrêtais à Saint-Lazare, lui à Bécon-les-Bruyères, je crois bien que c’était Bécon-les-Bruyères. Nous nous regardions sans nous parler. Un jour, il est descendu du wagon, il m’a fixée à travers les portes fermées, il faut qu’on se parle, a-t-il articulé. Je crois bien qu’on s’est parlé plus tard, je ne m’en souviens plus, juste son image sur le quai, ses bras légèrement levés en signe d’impuissance, et cette phrase, il faut qu’on se parle. Ce pourrait être sa voix, une voix qui me ramène vingt-cinq ans en arrière.