Les militants – Jean-Marc – Partie 2

Edimbourg par Aurelia Gantier

Greyfriars Kirk, Edimbourg, 2019 – © Aurelia Gantier


Le 17 septembre, j’assistais à une rencontre littéraire autour de l’émouvant roman de Mohammed Aïssaoui, Les funambules, roman qui célèbre les bénévoles d’ATD Quart Monde et des Restos du Cœur. Au cours de la soirée, Mohammed me demande : « Toi qui es éditrice, est-ce que tu reçois beaucoup de livres sur le militantisme ? » Non, je n’en reçois pas et je dois l’avouer, je n’écris pas non plus sur le sujet. Mon action s’est arrêtée aux portes de la littérature. J’ai décidé de réparer cette injustice. Cette série de portraits rend hommage aux centaines de militants croisés depuis plus de vingt ans lors de mes différents engagements auprès d’Amnesty International et de Women’s WorldWide Web.


Première partie


Quelques semaines plus tard, Brigitte, membre d’un autre groupe local, se présentait à notre réunion mensuelle. Elle avait décidé d’intégrer le secrétariat national et s’était déplacée pour solliciter notre recommandation. D’origine allemande, elle habitait en France depuis plusieurs années sans avoir pu gommer son petit accent coupant que, personnellement, je trouvais charmant. Pour le reste, grande, blonde, un brin autoritaire, Brigitte m’impressionnait. Elle faisait partie des vétérans d’Amnesty France et connaissait Jean-Marc pour s’être battue à ses côtés. Elle avait débuté son intervention par une mauvaise nouvelle. Jean-Marc était enfin allé voir un médecin. On lui avait diagnostiqué un cancer, initialement des poumons, maintenant généralisé. Il avait trop traîné. Elle lui avait rendu visite à l’hôpital que, vraisemblablement, il ne quitterait plus que les pieds devant. « Je suggère qu’on lui envoie des fleurs, proposa quelqu’un – Bonne idée. »

Avant de nous séparer, nous restâmes un moment dehors à fumer. Brigitte, adossée au mur, nous attendait. On reparla des fleurs. « Dépêchez-vous », murmura-t-elle les yeux brillants.

C’était un mardi soir. C’est drôle comme on peut se souvenir de détails sans importance, comme le jour précis d’une réunion, et d’une autre encore, deux jours plus tard, le jeudi : une partie du groupe se retrouvait chez moi pour une action que je ne remets pas mais on s’en fout, car ce soir-là, on ne travailla pas : Bruno nous annonça la mort de Jean-Marc et on passa la soirée à boire.

Jean-Marc avait quarante-sept ans et moi vingt-cinq. C’était le premier ami que je perdais. J’avais connu le décès de grands-oncles, grand-tantes, grands-parents, de membres de la famille qui, aussi tristes leurs disparitions furent-elles, avaient l’âge de mourir. Pas lui. J’étais jeune, lui aussi. Il était mon ami de lutte, il m’avait tout appris.

Ce soir-là, Bruno ne cessa de parler. Je réalisais que tous ces militants qui m’impressionnaient tant étaient avant tout des hommes avec leurs qualités, leurs défauts, leurs blessures. Qu’ils consacrassent une partie de leur temps aux autres n’y changeait rien. C’était bien, plus que bien même, un bon point direct pour le paradis des croyants, un mot compte double au Scrabble, mais cela n’en faisait pas des saints pour autant, juste des hommes meilleurs. Alors que nous devisions devant la bouteille, dévastés par la mort de notre ami, j’apprenais la vie et c’était violent.

Jean-Marc était malheureux et avait souffert toute son existence de la solitude. Il avait enfin rencontré une âme complice qui acceptait ses combats sans pour autant les partager, ils devaient se marier ; et voilà qu’il mourrait. Entre temps, la solitude s’était fait cruellement sentir, les besoins sexuels également. Bruno nous raconta, sans mettre de gants, une soirée en compagnie d’une femme opulente et avenante. La femme les avait aguichés tous deux, Jean-Marc était prêt au grand saut, Bruno l’en avait empêché. « On n’avait pas de préservatifs. » Derrière le militant, je découvrais l’homme et cette découverte, loin de me rebuter, me le rendait plus attachant.

Quelques jours plus tard, nous nous donnions rendez-vous pour préparer l’enterrement. Je me souviens d’une lettre écrite par un membre du groupe. En son absence, il souhaitait laisser une trace, faire œuvre commune. La lettre finissait pas ces mots : « le combat continue ». Le groupe fut choqué : « bien sûr que le combat continue, mais entre temps… », expliqua l’un d’eux en s’essuyant les yeux. Que je me sentisse trop jeune ou pas assez crédible, je ne défendis pas l’épistolier. Pourtant je pensais comme lui, c’était une lettre que j’aurais pu écrire. « Le combat continue ». Oui, le combat continuait, plus que jamais. Déjà je pensais à la campagne contre la torture qui débutait et que, sous l’impulsion de Jean-Marc, je dirigerais. Jour après jour, la rage me faisait avancer, alors Jean-Marc mort ou pas, je continuerais ce qu’il m’avait appris : le combat continuait. Pour lui, avec lui, grâce à lui.

On se retrouva dans une église bien vilaine du 17ème arrondissement. Une église à l’allure de mosquée près de la porte Champerret, au pied du boulevard extérieur, voiture en double sens, périphérie tout à côté, et le clocher, démesuré, qui me faisait penser à la cheminée d’un four crématoire. Un enterrement d’hiver dans une église ratée d’un quartier triste, mais un enterrement fréquenté : l’église dégueulait, et de couronnes de fleurs, et de gens. « À notre ami », « À notre collègue ».

La cérémonie débuta. Moi qui n’avait pas pleuré jusque là, je ne pouvais m’arrêter. Une militante au visage avenant des grand-mères télévisées s’était assise à mes côtés. Elle était gentille, mais un peu barrée. Alors que je craquais, elle eut un beau geste : elle m’attrapa la main pour ne plus la quitter. Je sens encore sa poigne chaude et maternelle qui me disait, tout va bien, chut, ne pleure pas, tout va bien, et moi je pleurais. De retour chez moi, j’appelai une amie : « Jean-Marc qui était utile à notre société est mort à 47 ans et Pinochet à plus de 80 ans est toujours en vie ! » Christel m’écouta en silence puis elle me dit : « Tu sais, Aurélia, il va falloir te blinder, sinon tu ne vas jamais t’en sortir. »