Les militants – Le CFDA

Massacre de Bentalha en Algérie le 23 septembre 1997. © AFP / Hocine Zaourar

Cette femme vient d’apprendre qu’elle a perdu plusieurs membres de sa famille dans le massacre de Bentalha en Algérie le 23 septembre 1997. © AFP / Hocine Zaourar


Le 17 septembre 2020, j’assistais à une rencontre littéraire autour de l’émouvant roman de Mohammed Aïssaoui, Les funambules, roman qui célèbre les bénévoles d’ATD Quart Monde et des Restos du Cœur. Au cours de la soirée, Mohammed me demande : « Toi qui es éditrice, est-ce que tu reçois beaucoup de livres sur le militantisme ? » Non, je n’en reçois pas et je dois l’avouer, je n’écris pas non plus sur le sujet. Mon action s’est arrêtée aux portes de la littérature. J’ai décidé de réparer cette injustice. Cette série de portraits rend hommage aux centaines de militants croisés depuis plus de vingt ans lors de mes différents engagements auprès d’Amnesty International et de Women’s WorldWide Web.


La guerre civile algérienne battait son plein. Plus de 100 000 morts et des milliers de disparus ; 8 000 selon le Collectif des Familles de Disparu(e)s en Algérie (CFDA). Car outre les victimes directes du Groupe Islamique Armé (GIA) ou de la répression militaire, entre 1991 et 2002, ce sont des milliers d’Algériens qui se sont volatilisés dans la nature. Des corps évaporés, des vies en suspens. Untel existait hier mais aujourd’hui, comme s’il n’avait jamais existé ; ni mort, ni vivant ; ou peut-être mort, peut-être encore vivant. Troublant, n’est-ce-pas ? Troublant pour nous, lecteurs de loin, mais pour eux, le papa, la maman, la soeur, comment le qualifieriez-vous ? Insupportable, intenable, invivable ? Epouvantable, cruel, inacceptable ?

Le Collectif des Familles de Disparu(e)s en Algérie (CFDA) avait été créé sous l’impulsion d’un groupe de mères réfugiées dans la capitale. Et régulièrement, le samedi après-midi, Amnesty International et le CFDA se retrouvaient devant le parc du Luxembourg pour demander l’ouverture d’une enquête internationale afin de découvrir la vérité, garantir la justice et obtenir des réparations. Je crois me souvenir d’une autorisation de la préfecture de 15 à 17 heures un samedi par mois mais rien n’est moins sûr.

Aujourd’hui, nous serions relégués place de la République ou place de la Bastille. Je n’ai rien contre la Bastille, j’y habite, et j’ai longtemps logé place de la République, mais il me semble qu’en quittant les quartiers bourgeois et touristiques, les causes perdent en crédibilité et en visibilité. Il faut que le touriste, le badaud, le bourgeois, voit, s’intéresse, s’arrête. Que l’action ne se perde pas dans une manifestation comme une autre, ce que d’ailleurs, elle n’était pas.

Nous ne gueulions pas de slogans, personne n’interpellait le passant. Nous nous tenions sagement au pied de la banderole accrochée sur les grilles du parc : « Ouverture d’une enquête internationale pour les milliers de disparus algériens » ou quelque chose comme ça, avec les deux logos, en pied. Nous étions une poignée, debout, je dirais une vingtaine, une trentaine, je ne sais pas.

Une Algérienne m’a abordée, puis une autre. J’étais jeune, elles voulaient m’expliquer. J’avais les deux femmes face à moi et mon regard passait de l’une à l’autre.

La première était petite et voilée, elle avait le visage buriné, l’accent prononcé et le tutoiement facile. Elle me paraissait vieille, elle ne l’était probablement pas – elle devait être plus jeune que moi aujourd’hui –, elle venait de la campagne, d’une zone aride et reculée. Pour attirer mon attention, elle m’attrapait le bras. Tant qu’elle parlait, elle ne le lâchait pas – était-ce pour mieux se faire comprendre ou garder ma concentration intacte ? Puis sa camarade reprenait le flux de paroles là où la précédente l’avait laissé et j’étais libérée.

La seconde dame était vétue à la bourgoise et parlait sans accent. Rien ne l’aurait distinguée d’une Française d’origine. Elle parlait un français châtié et me vouvoyait, bien droite, le sommet du crâne qui poussait vers le ciel. Elle venait d’Oran, elle était avocate et réfugiée politique ; la première, mère au foyer.

Toutes les deux avaient perdu un membre de leur famille. Un matin il était là, le soir il n’y était plus ; le soir il était là, le matin il avait disparu. Elles voulaient savoir et n’abandonneraient pas. Tant qu’elles ne sauraient pas, elles n’abandonneraient pas. Comment abandonner sans savoir s’il était mort, où, quand, comment, que dire à ses enfants et comment lui donner une sépulture ? Elles me parlaient l’une après l’autre, l’une sur l’autre, l’une finissant la phrase de l’autre, l’une me touchant, l’autre me vouvoyant, cherchant toujours plus mon attention et mon consentement, tu comprends ? Les mots coulaient, les histoires se mélangeaient. Elles me racontaient

les aberrations de la guerre,

les combats fratricides,

les massacres de civils,

Benhalha,

« On lui a demandé sa carte d’identité, mais est-ce que tu crois qu’on a des cartes d’identité par là-bas, on ne sait même pas écrire. »

« Les Islamistes, à Bentalha ? Allez, laisse-moi rire. Tout le monde, y sait que l’armée, elle était postée sur la colline et qu’elle regardait. Elle a attendu que le massacre soit terminé, puis ils sont rentrés dans la ville. Et après ils disent qu’ils ne savaient pas ? »

Moi, de l’Algerie, je ne connaissais pas grand-chose : ce qu’en disait Le Monde ; une exposition de photos de Hocine Zaourar, le fascicule d’Amnesty que je m’étais farci, bonne élève, avant de venir. Je connaissais une situation figée, sur papier, des dates, des chiffres, je ne connaissais rien de la réalité chaude et sanguine que j’avais devant moi, rien du quotidien des hommes et des femmes de là-bas. Pour résumer, je connaissais la grande histoire, rien de la petite.

On est resté deux heures à parler, je ne les ai pas vu passer. Puis il fallut partir. Alors qu’on se saluait, la campagnarde m’a attrapée : « Tu sais, Amnesty, ce qu’ils font pour nous, je m’en souviendrai toute ma vie, et je te remercie pour tout ce que tu fais toi. » Après toutes ces histoires, ces massacres, ces disparus, après l’armée, le GIA, les menaces de mort et ces femmes rescapées face à moi, il ne fallait plus en rajouter. Ma gorge s’est nouée, j’ai senti l’émotion me gagner. « Tu sais, moi je viens d’arriver. Je n’ai encore rien fait. Amnesty oui, moi pas. – Si, toi aussi. »

J’avais rendez-vous chez une amie qui recevait en après-midi. Je l’ai appelée : « Je vais venir, mais pas là. Pas tout de suite. Je sors de la manifestation avec l’association algérienne. Ça m’a secouée, j’ai besoin de redescendre. »

Longtemps j’ai marché, je ne me suis pas pressée. D’où j’étais, je suis allée où j’allais, à pied. Mille pensées me venaient les unes après les autres. J’étais dévastée. Tant de douleurs et tant d’espérance. Comment rejoindre des amis après ça ? Pour la première fois, je ressentais des liens se créer avec des gens que je ne connaissais pas et tout à son contraire, un fossé se creuser avec les gens que j’aimais. Cela se confirma à mon arrivée.

Ils étaient tous là. On me demanda où j’étais ; j’expliquai. « Mais qu’est-ce qu’elles font ici, ces Algériennes ? » À ma place, une connasse répondit : « Ben, elles viennent toucher les allocs, pourquoi ? »

Je me suis tournée vers mon amie que pourtant j’aimais tant : « Je crois que je vais rentrer. – Déjà ? »


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