Saint-Pierre-en-Port, 2021 / Avignon, 2025 – © Aurelia Gantier
Nous nous sommes reconnues.
Sur la place du Palais, nous attendions, dociles, le top départ. Pour la première fois, elle assistait au festival ; moi aussi. Nous avions réussi à nous loger à quelques kilomètres du centre que nous franchissions, elle en bus, moi à vélo. Elle avait la parole facile et je l’écoutais enchaîner sur les conversations des usagers, les spectacles de rue, la culture avignonnaise en plein hiver, la gentillesse des habitants, alors pourquoi ne pas s’installer par ici, puisqu’elle était retraitée depuis maintenant quatre ans et qu’elle cherchait à quitter Paris pour se rapprocher de la mer, non pas sur la mer mais près de la mer, de même qu’elle n’habitait pas à Paris mais près de Paris, à Chatou très exactement.
Elle ressemblait à Christine.
Même petit gabarit sec et bien proportionné, étonnamment rare chez une femme de plus de soixante ans. Même peau mate qui m’a fait longtemps imaginer Christine libanaise, alors que rien à voir, elle était bel et bien française mais comment pouvait-on être française avec une peau pareille ? Même chevelure longue poivre et sel qui ne va à personne qu’aux femmes au teint uniforme et doré, caractéristique commune aux deux femmes, deux belles femmes soignées et apprêtées. La dame s’était enroulé les cheveux autour d’une pince, Christine les aurait coiffés en queue-de-cheval. La dame portait une combinaison kaki et des nu-pieds. Qu’aurait porté Christine ?
Elle m’a regardée, je l’ai regardée. Ou plutôt, elle m’a regardée parce que je la dévisageais. Elle ressemblait à Christine, son portrait craché à un détail près – mais peut-on l’appeler détail tant il a d’importance : la dame se tenait devant moi, tout en chair, en os, en seins et en poil, avec un pubis et des ongles de pieds. Christine était morte depuis quelques années.
J’aimais Christine.
Nous avons suivi la visite, l’une à côté de l’autre, binôme de groupe comme à l’école – tenez-vous deux par deux par la main. Elle m’attendait à la sortie des salles, je la cherchais du regard. Nous commentions, nous nous présentions. Surtout elle. Plus elle parlait, plus les similitudes apparaissaient. Avant elle, Christine avait franchi le pas qu’elle envisageait en quittait Paris pour Toulouse. Toutes deux étaient célibataires et sans attaches. Deux femmes encore jolies mais seules. On dit que je suis jolie, je vis seule. Mais je ne suis ni retraitée, ni même morte, toujours en activité, et même pour des années. Je n’ai pas quitté Paris et n’envisage pas de le faire. Pourtant je regardais ces femmes ou plutôt, je regarde la femme et j’en vois deux, j’en vois trois, Christine, la dame dont le prénom m’a échappé, et moi. Je nous vois toutes les trois, en plein Palais des Papes, trois femmes qui se font face et se regardent, se tiennent par la main et se regardent, trois générations de femmes : l’une encore dans la force de l’âge, l’autre retraitée, une autre décédée. Je sens toute la force de la transmission, ces générations de femmes qui se regardent et se tiennent la main et je sens m’envoler dans des zones sombres. « Et toi, tu t’appelles comment ? – Aurelia. »