Un quartier en or

Sophie Mabille filmant au 360

Le 360 à la Goutte-d’Or, juillet 2023 – © Aurelia Gantier

Il est déjà tard, il fait froid. La Goutte-d’Or s’est mise en mode pause. Pas de voitures mais des motos, des vélos, des passants qui passent et re-passent et s’arrêtent et se croisent et se muent, tels des Barbapapa, en groupe de deux, de trois. Des femmes s’interpellent, des éclats de voix en bouquets de rires ; et de nouveau, le calme. Le quartier respire la désertion de la fin juillet.

À la Goutte-d’Or, les habitants ne marchent pas ; ils flânent. Leur rythme lent semble les faire avancer à reculons et pourtant, ils avancent, lentement. Dandinements. Ils se saluent d’une drôle de façon, des mains, des bras, des épaules, la tête à distance, digne et souriante. S. et moi grimpons en cadence. Dans les vitrines des magasins à cette heure-ci fermés, de la nourriture, principalement ; des fruits, des légumes, des dattes. Quelques vendeurs de kebabs cohabitent avec des tailleurs de culture africaine, dans les tissus, les parures. Profusion de couleurs et de saveurs. Nous croisons une gamine à vélo. À notre hauteur, elle nous lance un clin d’œil souriant. S. est aux anges : « Tu parlais justement de bonheur. »

Comme un an auparavant, nous nous installons à la terrasse du 360. Un couple de touristes anglais a réussi à se traîner jusqu’ici. Pour le reste, des gens du quartier ; des hommes seuls, des couples, des groupes de filles. « Il ne faut pas que le quartier change. » S., artiste blanche de peau et issue d’une bonne famille, habite Barbès. Elle aime son quartier tel qu’il est, avec ses petits loulous et ses mosquées. Ses amis de l’Ouest parisien ne comprennent pas l’attrait d’une no-go-zone qui à leurs yeux se conjugue avec drogue et vol à l’arrachée. Beaucoup d’hommes dans les rues. Peu de joggings ; quelques djellabas, des tenues de sapeurs. Du style. En contrebas de la table où nous sommes installées, d’une porte minuscule, s’extirpe une horde de fidèles. « Tu as vu la mixité ? » Des jeunes, des vieux, des noirs, des maghrébins, des tenues modernes, des robes traditionnelles. Je ne peux m’empêcher : « Ça manque de femelles. » Personne ne se parle, personne ne se touche. Un seul homme n’aurait pas fait plus de bruit. À la sortie de la messe, la communauté s’installe sur la place de l’église pour commenter, échanger, papoter. Mais là, non. Ils sortent de la mosquée, remontent la rue et s’éparpillent. Et alors qu’ils montent, une femme en boubou la descend, de sa démarche sensuelle et nonchalante ; derrière elle, un bout d’enfant. « Il ne faut pas que le quartier change », me répète-t-elle.

Et pourtant, il changera. Déjà, parsemés ça et là, des caves à vins natures et des lieux culturels, pas beaucoup, mais tout de même. Le quartier se nettoie. Il faut les comprendre : c’est un quartier « à potentiel ». Les HLM côtoient des immeubles Art Déco, en pierre de taille et en pierre de Paris. Les rues en pente et les ensembles de bas étages laissent toute sa place au ciel, avec les balcons comme respirations. J’imagine aisément l’attrait que pourrait constituer une telle diversité architecturale. C’est une évidence : le quartier changera. Sous des excuses de sécurité, on le désinfectera de sa singularité et bientôt, il dégringolera en direction de ce vilain mot chagrin : gentrification. Photographe, S. a le pouvoir de suspendre la course du temps : « Et si tu le photographiais avant qu’il ne s’efface ? » Elle grimace.


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