Le grand sommeil

Procession du 14 août à Hydra

Hydra, 14 août 2023 – © Aurelia Gantier


Dans la religion orthodoxe, la Vierge ne s’élève pas ; elle s’endort. La Dormition de la Vierge, comme on l’appelle ici, s’anticipe dès le premier août par un jeûne de quatorze jours. Naïvement, je la limitais à quelques vagues processions le jour même, que je raterais probablement pour cause de ferrys. Je n’avais rien compris.

La veille au soir, j’errais à la recherche d’un lieu où me sustenter. Dans une ruelle sombre et déserte, où rien de bon à manger ne serait se trouver, un chat noir dormait dans un bac à fleurs ; la chaleur lourde des soirs d’été et le silence. Je m’apprêtais à bifurquer en direction d’un lieu plus animé quand une drôle de sensation m’imprégna. Comme une onde d’inquiétude qui se serait levée. La ruelle restait tranquille mais tout au bout, un peu plus loin dans la pénombre, devant la porte ouverte d’une chapelle, des gens patientaient ; jeunes ; vieux ; grecs. N’est-ce pas le quinze août demain ? Je dépassai le groupe et m’engageai sur la place où logeait le restaurant que je visais.

L’espace s’était arrêté. Là aussi, les gens patientaient. Les touristes se taisaient assis, les Grecs se taisaient debout, un grand calme soufflait. En contrebas, la procession s’arracha de l’obscurité dans un silence macabre. Pas de chants ni de lumière ; la Bible devant, la Vierge derrière. Le Livre Saint s’approchait du restaurant sous les téléphones photos et les signes de croix ; le regard vague des serveurs. L’un après l’autre, ils couraient vers l’ecclésiastique en charge de l’imposant ouvrage, embrassaient ses mains et ses dorures, puis ils s’en retournaient, aussi impassibles que l’homme d’église. Plus le livre s’éloignait, plus ils couraient. Cette étrange danse de relais dura jusqu’à ce que la Vierge apparaisse, entourée de ses fervents admirateurs, ecclésiastiques austères, hommes en uniforme, fiers fidèles. « Kalispèra, vous avez une table ? »

Plus tard, gonflée comme un porc – j’avais trop mangé, je me laissais rouler jusqu’au quai. Plus le port approchait, plus les touristes pullulaient, gênés dans leur flânerie par d’ardents attroupements : ça et là, quelques femmes dodues et endimanchées butinaient un pope de leur regard transis. La procession était terminée. À leur hauteur, je baissais les yeux et accélérais le pas.

Je partage mal ces regards enamourés et ces hommes en noir et au vivier barbu m’impressionnent. À leur vue, je pense immanquablement à Raspoutine dans sa représentation traditionnelle, gravure noire et blanche, entre le diable et le sorcier. J’avoue : je refuse de croiser le regard des popes ; j’ai peur des popes. Une réaction primaire, incontrôlée : j’accélère le pas. Ces religieux n’ont pas la primauté de mes angoisses. Imams, rabbins orthodoxes, pasteurs… tous les représentants d’une religion monothéiste autre que la mienne, la catholique, me font le même effet. Je les fuis avant d’être foudroyée par le jugement de l’être impie que je suis. Mais que passe une nonne ou la robe d’un prêtre, et vous me verrez porter le même regard niais que les vieilles Grecques. Sans être religieuse ni pratiquante pour autant. Adolescente, j’ai appris le catholicisme par des prêtres ouvriers. Des hommes de bien qui m’ont transmis une religion d’amour et de compassion, bien loin des extravagances des traditionalistes et des intégristes ; ils enseignaient le nouveau testament, l’esprit et non la lettre, Jésus et le dieu du pardon. Cette religion à laquelle on reproche souvent d’être trop permissive me convient justement pour cette raison. Pas de communautarisme ni d’entre-soi. Utopie ? Réalité ? Je ne sais pas mais c’est ainsi que je la vois : tolérante.

Sur le port, les haut-parleurs avaient cessé de gueuler. Le matin même, ils déversaient leurs liturgies que j’ai un temps pris pour de la musique traditionnelle grecque. À leur écoute, alors que je grignotais mon petit déjeuner – décidemment, je mange trop, j’ai pensé mosquée, j’ai pensé muslim, j’ai pensé Maghreb. J’eus honte de l’association. Et pourtant, quelque chose de musulman. Le lendemain, le portail de l’église était resté ouvert. Des chaises avaient été installées dans la cour et les fidèles se recueillaient aux yeux de tous. J’ai revu les mosquées égyptiennes, je me suis souvenue des rituels maronites, j’ai sauté sur les traditions coptes et j’ai relié toutes les communautés chrétiennes d’Orient et d’Occident. La Grèce n’est-elle pas le pays le plus oriental d’Europe ?