© Aurelia Gantier
J’étais déjà installée ; je lisais. Il est arrivé tout doucement et m’a souri. Toujours aussi élégant, un foulard de soie autour du cou. Il avait maigri. « Comme vas-tu ? » Aucun son ne sortait de sa gorge. J’avais compris la phrase sans l’entendre. Il m’a expliqué.
Cela faisait trois ans que nous ne nous étions vus. Nous n’étions pas spécialement proches non plus. La dernière fois, il venait de se faire opérer des cordes vocales. « À priori, ça ne s’est pas arrangé », l’ai-je coupé. Il a rigolé, sans éclat. L’opération des cordes vocales s’était révélée être un cancer du larynx. On le lui avait enlevé. Je n’étais pas au courant. Ces derniers mois, nous avions échangé par texto. Nous n’avions pas parlé.
Nécessairement, il avait changé de vie. Non pas que la maladie l’ait imposé, mais certaines questions en suspens depuis une éternité avaient trouvé leurs réponses après l’opération : où vivre, avec qui, la vie nocturne convient-elle toujours après cinquante ans ? Il avait finalement quitté Paris pour les bords de Marne et passait ses week-ends dans sa résidence secondaire à Honfleur — « Il faut que tu viennes, c’est magnifique. » Dans l’impossibilité de parler, il avait arrêté les soirées mondaines pour les soirées privées. « Tu sais Aurélia, j’ai gagné en qualité relationnelle ». La perte de la parole imposait de la concentration ; on parlait moins, mais mieux. « Je regarde les gens. Ils peuvent parler mais ils sont tristes. Moi, je suis heureux. » Il continuait les voyages, les rapports avec sa femme s’étaient améliorés. Il ne cessait de faire des blagues et de rire en silence. Il semblait plus doux, plus tendre, plus sage. Son regard était caressant, ses lèvres souriantes.
De mon côté aussi, il s’en était passé des choses en trois ans. J’ai expliqué mes accidents, la nécessité de rebondir, la décision de me lancer dans l’édition, l’écriture. Je parlais, il m’écoutait. « Je trouve que tu vas très bien. Tu as l’air bien dans ta vie, beaucoup mieux qu’à l’époque. » J’avais eu un accident de parcours et j’avais rebondi ; il avait connu la maladie et s’était adapté. Nous étions devenus de meilleures versions de nous-mêmes.
Ces changements de vie, lui comme moi, nous les savions nécessaires bien avant les épreuves. Pourtant, nous n’avions rien entrepris. Il aura fallu que le ronron quotidien s’enraye pour se décider à évoluer. Et je me demandais : ne peut-on pas changer de vie avant que la vie ne s’en mêle ?