Déconnexion numérique

Tout le monde devant son téléphone


J’ai retrouvé Calvi après trente ans d’absence. À l’époque, ma mère nous réservait une chambre dans un hôtel de plage face à la mer. Nous alternions entre farniente et visites, en petit train ou en voiture. Elle appréciait peu de conduire sur les routes escarpées de montagne et nous n’avons jamais dépassé Corte. Le sud de l’île est resté pour moi un mystère.

Nous dînions fréquemment à côté de légionnaires, des étrangers généralement sans papiers. Ils envahissaient la ville à la nuit tombée et nous racontaient les bizarreries de leur métier. Il semble que la Légion se soit professionnalisée depuis. Cette année, je n’en ai pas croisé.

À trente ans d’intervalle, les photographies se superposent rarement. J’ai noté l’urbanisation des abords de ville – « la France moche » –, le tourisme qui grignote la Citadelle, le téléphone.

C’est ce dernier point qui m’a le plus gênée. Sur toutes les cartes postales de mes souvenirs, s’invitaient des smartphones.

Deux jeunes Italiennes prennent leur petit déjeuner sur le port. Le clapotement des bateaux, la mer scintillante et au loin les remparts dorés de la Citadelle. L’une tapote sur son téléphone, l’autre s’ennuie.

Un restaurant de plage à l’heure du déjeuner. Sur le sable, les enfants jouent, les adolescentes médisent, les adultes ronflent. Assise à côté de moi, une famille bourgeoise : la mère, le père, les deux enfants. La plus jeune a neuf ans. Le temps de l’installation, d’étudier la carte et de commander, jusqu’à l’arrivée des plats, chacun courbe le dos sur son téléphone, y compris la plus jeune, y compris la maman, le papa, l’autre enfant. « Pourquoi ma batterie file comme ça ? » – « C’est le partage de connexion, Papa. »

À l’heure de l’apéritif, un couple d’âge mur boit du Spritz. S’ils se parlent, c’est par téléphones interposés.

Je ne comprends pas. Notre conversation est-elle devenue si creuse que nous n’ayons plus rien à nous dire ? Et à l’époque, lorsque nous ne nous parlions pas, que faisions-nous ? Est-ce que nous pensions ou méditions l’instant ? Est-ce que nous jouissions de la présence de l’autre ? Peut-être potassions nous les guides. C’était il y a longtemps, je ne m’en souviens plus vraiment. Plus que les touristes qui demandaient si un petit train grimpait à la Citadelle – vision de cauchemar –, c’est l’absence de communication dans des moments qui sont précisément taillés pour ça qui m’a le plus choquée.

J’ai mis un certain temps à arrêter le sucre dans le café. À chaque fois, je me reprenais le papier tubé vide entre mes doigts. Et puis à force de me reprendre, un jour, c’est passé. Aujourd’hui, il ne me viendrait plus à l’idée de sucrer mon petit noir. J’imagine qu’il en est de même pour les gestes machinaux de notre dépendance téléphonique. Voulons-nous vraiment transformer notre smartphone en deuxième cerveau portatif substitut du premier ? Avons-nous envie de gâcher nos rares moments de complicité ?

Dans le domaine je ne suis pas la pire, mais je peux encore m’améliorer. Ne cherchez pas : vous aussi. Me suivrez-vous dans ce sevrage ? Je vous préviens : il sera long et difficile. C’est comme arrêter de fumer.



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