Mes menteurs

Illustration de la causerie mes menteurs


Comme aimer, haïr et embrasser, le verbe mentir recouvre plusieurs réalités. Entre mentir et se mentir, énoncer une contre-vérité ou dissimuler, il en est des catégories du mensonge comme des couleurs : infinies. Mentir à quelqu’un ou se mentir procède du même verbe. L’intention est pourtant radicalement différente, volontaire pour l’une, inconsciente pour l’autre.

J’ai dans mon entourage de grands menteurs qui s’ignorent : ils ne se voient pas mentir. La plupart du temps, ils sont inoffensifs. Il n’empêche : ils mentent.

Lorsque mon ami s’imagine être séduit alors qu’il n’en est rien, il embellit sa réalité, et lorsqu’il s’imagine que je le suis, il embellit la mienne. Sur le moment, il ne ment pas, ou alors à peine. Certains mensonges participent à une volonté de nuire ou d’effrayer. Rien de tel ici. Le mécanisme s’apparente à une distorsion ; le menteur tord les événements pour les faire rentrer dans le moule choisi, ici un moule en forme de cœur, celui qui apporte confiance et sérénité. En procédant ainsi, en niant la réalité du moment, la solitude et le célibat dans le cas présent, et en s’imaginant séduisant et séduit, la personne endosse une vie qui n’est pas la sienne. De là à la schizophrénie, il n’y a qu’un pas.

Je connais également des menteurs divertissants, en quelque sorte « marseillais ». Je le connais depuis plus de trente ans, le poisson il était gros comme ça. Cette exagération que l’on démasque aisément a une utilité : celle de renforcer la crédibilité du fait énoncé. C’était un gros poisson ou je le connais depuis longtemps a moins de poids que le poisson faisait un mètre de long ou je le connais depuis le lycée. Alors, pourquoi ne pas exagérer ? Le fait est indiscutable : c’était un gros poisson de toute façon.

De mon côté, je ne mens pas, et en faisant une telle déclaration, je mens. Car en vérité, je mens tout le temps. Je mens par omission. Je ne dis pas. Je ne te dirai pas que tu es belle, que ta nouvelle veste te va à ravir ou que j’aime ta nouvelle acquisition. Non. Je ne le dirai pas mais je ne dirai pas le contraire. Je ne te dirai pas que tu as grossi, que ta nouvelle tenue te fait l’allure d’une prostituée des années 80, que ton tableau est à vomir, et que si c’est pour peindre de tels sujets, mieux vaut arrêter. Non, je ne le dirai pas. Je dirai autre chose. Que ta nouvelle coupe est très réussie, que la matière est étonnante de douceur, que ce tableau me fait penser à ces drôles d’illustrations… Je taperai à côté. Je ne vois pas l’intérêt de faire souffrir ni de blesser.

Il y a quelques semaines à Calais, je discutais de la qualité des manuscrits reçus par les libraires et les éditeurs. La libraire et l’éditeur qui m’accompagnaient étaient intraitables avec les auteurs en herbe, j’étais plus indulgente.

« M’enfin ! Si c’est mauvais, tu ne le dis pas ? – Je préfère les voir écrire plutôt que s’abrutir devant Netflix. Je dis que cela ne rentre pas dans ma ligne éditoriale, ce qui est souvent le cas, que ce n’est pas ce que je souhaite publier actuellement, ou que l’idée est bonne mais le texte à retravailler. Je ne détruis pas. »

Je connais des personnes qui dans la vie ont tout perdu. Leur métier, leur maison, leur moitié. Elles se retrouvent à l’aube de la vieillesse déboussolées mais ne tombent pas : elles créent, et cette création les sauve. Je préfère les encourager que dire la vérité. Est-ce là mentir ? Mentir est-il forcément mauvais ?


« À une vérité ténue et plante, je préfère un mensonge exaltant. »

Alexandre Pouchkine



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