Bansky à Calais – © Aurelia Gantier
Il y a deux semaines, j’étais à Calais. J’y ai rencontré l’automne, les premières doudounes et les bourrasques de vent, la plage, immense empreinte de sable doré sous un ciel argent ; les averses qui n’empêchent pas de sortir, les rues désertes, un coucher de soleil sous la pluie, mon plus bel arc-en-ciel.
J’étais à Calais pour le lancement d’un livre, Waël, roi d’Angleterre. Sans rentrer dans les détails, le lancement ne pouvait se passer que là, à Calais, près de la Jungle démantelée et de ses militants : l’illustratrice, Emma Guareschi, et l’auteure, Veronika Boutinova, se sont rencontrées dans les bidonvilles. De leur rencontre, est né ce magnifique hommage aux enfants migrants isolés qui errent un peu partout sur la terre, et tout particulièrement, à Calais. Alors voilà, je me retrouvais là un soir d’octobre, c’était la première fois.
Le soir de mon arrivée, Veronika recevait chez elle, et moi j’en profitais pour faire des ventes informelles tout en mangeant de la tarte au libouli et en buvant de la bière. Veronika est entourée d’instituteurs, de professeurs et de chercheurs, de libraires et d’écrivains, d’artistes en tout genre et de militants, surtout des militants. Des militants de la première heure et qui seront encore là la dernière, des gars que la situation de ces hommes, ces femmes et ces enfants bouleverse et empêche de dormir, alors ils me parlaient, parlaient, parlaient. Ils me racontaient les conditions de survie sous des tentes humides, les démarches administratives, l’attente, les problèmes de drogue et d’alcool, l’envie de s’en sortir, ceux qui voulaient passer en Angleterre, et ceux qui finalement restaient, la violence. Ils me parlaient de la maire, des CRS et des flics en tout genre, du racisme. Et moi je bouffais ma tarte au libouli et je buvais de la bière, et ils me parlaient de Calais, qui n’était pas si mal, on s’y attache à cette foutue ville à la longue, tu sais, et puis il y a la mer, tu as vu comme elle est belle la mer, et Bansky, il vient de Calais, mais ça, personne ne le sait, et le metteur en scène Julien Gosselin aussi, beaucoup d’artistes viennent de Calais, tout n’est pas aussi pourri qu’on le dit.
Les jours suivants, Veronika exposait ses installations de dentelle et de barbelés dans l’atelier de Frédéric Menegale à l’occasion des portes ouvertes des artistes du Pas-de-Calais. L’atelier se cache au fond d’une cour calme et claire et l’appartement, juste derrière. Sur les murs, les toiles de Frédéric, à tomber. Certaines torturées, d’autres moins, des sujets politiques, des portraits écorchés, un tableau de sa jeune épouse, magnifique – « Laisse-le comme ça. » – « Non, il n’est pas terminé. » Immédiatement, ça m’a parlé – au milieu de mon salon, cette gravure d’un homme le tee-shirt remonté sur le visage, tout le monde la trouve violente, moi je la trouve tout à fait comme il faut : elle me rappelle Amnesty International. J’ai pensé : « Si je lui achète une toile, où la mettre sur mes murs déjà blindés? » J’étais frustrée, je ne voyais pas où la caser. Dans l’atelier, des toiles et des dessins, ça débordait de partout. Dans un tas, j’ai trouvé une peinture sur papier, un petit format d’un homme façon Triplettes de Belleville qui pédalait sur un minuscule vélo. C’était la doublure d’une autre, plus léchée, qu’il réservait à un de ses amis. Celle-là, il la trouvait bâclée, mais j’ai quand même voulu la récupérer, alors il me l’a donnée.
J’ai passé deux jours dans cet atelier, et pendant deux jours, j’étais bien. Amis et curieux passaient zieuter les toiles de Frédéric et les installations militantes de Veronika, ils feuilletaient le livre, parfois l’achetaient. Pendant deux jours, j’ai fréquenté la crème de Calais. J’en étais consciente. Ces gens éduqués et lettrés, c’était Calais sans l’être. Il n’y avait pas de racistes, pas de votants RN, pas de bourgeois non plus, ni rebus, ni Ch’tis stéréotypés. Pourtant, l’autre face de Calais était là, un peu partout autour de moi, je la croisais dans la rue, au supermarché. Celle qui vit d’allocations familiales, qui n’est pas allée à l’école ou alors à peine, l’accent plein les dents, l’écran plat et le survêtement, le soda dans le biberon, les gosses en surpoids dès dix ans, celle que je ne croiserais pas aux portes ouvertes mais peut-être à la plage et qui me regarderait comme je les regarde et dirait, elle n’est pas de chez nous celle-là, et c’est la stricte vérité, puisque ce sont des Calaisiens qui me l’ont racontée.
Le samedi soir, nous sommes allées prendre un verre dans un bar, et sur le chemin du retour, je les ai vus. En centre-ville en journée, on ne les voit pas. Les médias en parlent, à la gare TGV de Calais-Frethun, on ne peut pas les oublier – barbelés et accueil policier –, mais en plein jour, on ne croise pas de migrants. Quelques mecs posés sur un banc dans un parc, qui saluent quand on passe, polis et courtois, peut-être habitent-ils là, pourquoi pas ? Mais ce soir-là, il n’y avait plus de doute. On marchait dans la rue et on avait froid, très froid. La température avait sacrément diminué. Je me demandais si ça avait chuté comme ça à Paris. Veronika m’a rappelé qu’on ne devait pas se plaindre : certains dormaient dehors par ce froid-là. On est passé devant la gare fermée.
Ils étaient là. Devant le coffre ouvert d’une voiture gris discret, une femme distribuait la soupe populaire, un certain âge déjà. Collé à son flanc, un camion CRS patientait – « Mais que font-ils là ? » Sagement assis le long d’un muret, une vingtaine de migrants mangeaient un plat chaud dans le froid humide des premières nuits d’automne. Calais.
Découvrir les tableaux de Frédéric Menegale : https://www.facebook.com/frederic.menegale