© Alice Gantier
La chaleur m’a sauté à la gorge. C’était le mois de juillet et je venais d’arriver au Caire. Mes amies m’attendaient à l’aéroport ; elles m’avaient terriblement manqué.
A. passait ses vacances d’été en Egypte. Depuis plusieurs semaines, elle voyageait seule ; des sauts de puce qui débutaient et finissaient immanquablement dans la mégapole : elle se reposait alors quelques jours dans l’appartement de C. avant de repartir.
C. était arrivée trois mois auparavant. La différence de culture était violente pour cette Parisienne d’origine normande. Cette grande et belle femme à la peau pâle et aux cheveux blonds ne passait pas inaperçue ; elle s’était vite lassée des Welcome in Egypt trop accueillants et n’acceptait pas de payer systématiquement deux fois plus chers que ses compatriotes. Elle m’expliquait par ailleurs quelque chose d’étrange : rien n’était plus éloigné de notre logique que la leur et la moindre action – demander son chemin dans la rue, commander des jus de fruits – pouvait se transformer en problème insoluble. Expatriée pour deux petites années, elle n’envisageait pas de rester davantage. La magie égyptienne aura finalement raison de ses réticences, et bien des années plus tard, C. se souviendra de son passage au Caire comme l’un des moments les plus heureux de son existence. Mais à l’époque, rien de tel n’était encore arrivé et C accueillait la visite de ses amies comme une bouffée d’air frais.
Dès mon arrivée, C. m’annonça que nous repartirions dès le lendemain pour Alexandrie, fuir la capitale et respirer l’air frais. Elle avait réservé une chambre pour trois personnes dans un petit hôtel sans prétention ; il se situait au premier étage d’un immeuble en front de mer.
Nous arrivâmes à la mi-journée, la chambre n’était pas prête. Nous déposâmes nos affaires puis nous partîmes nous promener en bord de mer. De retour en milieu d’après-midi, la chambre n’était toujours pas faite. Je fis une remarque à l’hôtesse d’accueil. « Oui, Madame, mais c’est une chambre avec vue sur la mer. » La vue ne pouvait justifier le retard dans le nettoyage de la chambre mais elle répétait inlassablement son mantra : « Mais c’est une chambre avec vue. » Il me semblait pourtant évident et d’une logique à toute épreuve que la vue n’avait rien à voir avec notre sujet. « Laisse tomber, me dit C. désabusée, elle ne comprend pas ». Nous partîmes patienter autour d’un jus de fruit dans le patio d’un hôtel, puis nous retournâmes prendre la chambre.
Belote-rebelote ! « Il n’est pas normal que la chambre ne soit pas prête, il est plus de quatre heures, elle devrait être prête depuis midi. – Oui, mais c’est une chambre avec vue. » C. avait beau me répéter que sa logique était différence de la mienne, j’insistais. Nous ne pûmes jamais nous mettre d’accord. C’était à n’y rien comprendre.
Aujourd’hui, j’ai enfin saisi notre différence de raisonnement. Alors que notre pensée est monochrome, logique et linéaire, celle de la dame, comme de la plupart des Égyptiens, était polychrome, c’est-à-dire non linéaire et globale. L’important était le résultat obtenu – la chambre avec vue – et non les moyens et le temps nécessaire pour l’obtenir.
Finalement nous eûmes la chambre en début de soirée. Elle se trouvait dans une rue adjacente à la promenade et effectivement, en se penchant bien au-delà de la fenêtre, on pouvait voir un petit bout de mer, au loin.