Cyclismophobie

Vélo


Je roulais rue des Halles, j’allais bientôt déboucher rue de Rivoli. Sur un passage piéton, quelques passants finissent de traverser, je les vois se diriger vers le trottoir, je me faufile derrière eux, un homme se retourne, bondit vers moi et me pousse violemment. Je tombe.

Emportée par la vitesse, je roule sur quelques mètres et m’arrête à quelques centimètres d’une roue de voiture. J’entends les passants hurler, penchées sur moi quelques têtes en couronne. Une foule jusque-là inexistante a envahi la rue ; je me lève d’un bond, deux trois personnes m’entourent, d’autres insultent le passant. Je le regarde faire demi-tour et se diriger vers moi. Confronté à la furie de la rue, il n’a pas d’autre choix que de s’inquiéter. Je ne veux pas qu’il s’inquiète, je ne veux surtout pas que qui que ce soit s’inquiète. Je le regarde et prononce ces mots incompréhensibles : « Ne vous inquiétez pas, je vais bien, mais vous êtes malade. » Un gloubi-boulga sort de sa bouche, il s’en retourne, poursuivi par quelques passants furieux.

Je suis sonnée, je ne veux pas le montrer. Je veux qu’ils s’en aillent, tous, je veux rester seule. « Vous êtes sûre que ça va ? — Je vous assure, je vais bien. » Ils ont l’air inquiet, mais je reste ferme et souriante. Je me dirige vers mon vélo. Il va bien lui aussi. Tout va bien.

La chaîne a sauté, c’était un peu prévisible. Je mets un certain temps à la refixer, je crois que mes mains tremblent. La rue est à nouveau calme, mes doigts glissent sur le dérailleur. Est-ce que tu voulais vraiment que les gens partent ? Est-ce que tu voulais vraiment te retrouver seule ? Je suis triste, et en colère aussi. Je sens la colère monter. Je ne peux pas le laisser partir, il faut que je le rattrape, cet homme est dangereux, mais j’ai réagi trop tard, les mains emmêlées dans la chaîne, maintenant il est trop tard, et la rue est déserte. Je sors mes mains noircies de cambouis et je les regarde. Il n’y a rien à faire d’autre qu’enfiler les gants pour ne pas se salir davantage et partir. Je jette un dernier coup d’oeil derrière moi. Deux punks assis par terre me regardent : « Vous allez bien ? — Oui, merci. Il est parti ? — Oui. » C’est toujours comme ça, commence l’un des deux. Ils viennent d’Europe de l’Est, je l’entends à leur accent, mais je ne les écoute pas.

Je roule. Je suis sur la piste cyclable et je roule. Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas assez mal pour t’être blessée, ce ne sont que quelques vilains bleus, voilà tout. Tu n’as pas eu le temps d’avoir peur non plus, l’incident a été trop rapide. Alors quoi ?

Alors quoi ?

C’est ce que j’avais ressenti ce soir-là, sur le Canal Saint-Martin. Il est tard, ou plutôt tôt, trop tôt. Je marche dans le petit matin, je rentre chez moi. J’ai passé une bonne soirée, j’écoute de la musique, je suis de bonne humeur. À un moment je suis bousculée, rien de bien méchant, juste une bousculade, un petit coup dans l’épaule, rien de plus. Un écouteur est resté planté dans mon oreille, le reste s’est envolé. J’ai vu un sweet-shirt à capuche noir courir dans la nuit et un homme essayer de le rattraper. À ce moment-là j’avais eu peur, j’avais accéléré le pas pour rentrer. Plus tard, on m’a expliqué que j’avais été agressée.

Est-ce que c’est ça ? Est-ce que ça aussi cela s’appelle être agressé ? Tu ne t’es pas fait taper dessus, on ne t’a pas violée ni violentée, mais cela reste une agression. Tu es secouée par l’agression. C’est ça, ce n’est que ça.

Mais n’y a-t-il vraiment que ça ? C’est sûr, j’ai vraiment mal à la cuisse, j’imagine la jolie couleur pourpre qu’elle va prendre demain, mais il y a autre chose, je sens quelque chose d’autre fermenter. « Ne vous inquiétez pas, je vais bien. » Et là je comprends.

Un homme s’est retourné, a sauté sur moi et m’a jetée dans le vide. Il a volontairement tenté de me faire du mal, et la seule chose que je trouve à faire, c’est de le rassurer. Alors que les passants s’énervent et l’insultent, ma priorité est de le rassurer. Le pauvre, il pourrait s’inquiéter. Non mais ça ne va pas la tête ? Dans quel monde vis-tu ? Tu n’en as pas assez d’être stupidement compréhensive ? Je m’entends penser, cette petite phrase qui tourne en boucle tout au fond de ma tête, le-pauvre-pour-vivre-avec-tant–de-colère-il-est-plus-à-plaindre-que-toi. Et toi, dans tout ça ? Est-ce que tu n’aurais pas le droit de t’énerver un peu ? Et sur mon vélo, je me désole de moi-même.

Une heure plus tard, je suis au supermarché. Le supermarché le lundi soir s’apparente à la Gare de Lyon un jour de grand départ. Les gens se poussent, se bousculent, les cadis se cognent, une femme recule et me bouscule. Je sursaute. Je regarde autour de moi. J’ai peur. Je ferai les courses une autre fois.