Paris, 2023 – © Aleda Torgonskaya
À l’heure où habituellement l’hiver, les chiens et les loups sortent de leurs tanières, il fait 25 degrés à Paris. Il a plu cette semaine, il pleuvra la semaine prochaine ; tu devrais sortir. Plus tard, tu écriras en terrasse ; en attendant, rester enfermée ne te réussit en rien. Dans le Marais, un vague festival littéraire et un vernissage auxquels tu n’iras pas. Pas plus qu’au dîner de ce soir ou celui de la veille. Es-tu déprimée ? Tu ne le penses pas, seulement lassée. Hier, à V. qui te pressait de l’appeler, tu n’avais rien à raconter. « C’était bien les vacances ? – Oui. » Trois semaines résumées dans une affirmation que l’on souhaiterait ouverte et qui se révèle fermée. Mais que dire ? Les bains de mer, les siestes sur la plage, les apéritifs, où va-t-on déjeuner, faut-il réserver, une exposition, un concert, un peu de yoga – en réalité fort peu, beaucoup de lecture mais pas assez d’écriture, des fêtes dansées, alcoolisées, une opulence de nourriture et de rosé. De tout cela, à une semaine du retour, déjà il ne reste rien, que ce petit oui vite prononcé. N’ayant rien à y faire, tu te diriges tout de même vers le Marais. Là ou autre part, quelle importance ? Depuis ton emménagement à Bastille, tu t’y rends de plus en plus rarement. Quelques dimanches soir avec C. à La Perle, mais la dernière fois, la clientèle prépubère vous a fait rebrousser chemin ; vous n’y retournerez plus. Tu marches, tu te forces à marcher, le talon te fait souffrir, il ne veut probablement pas y aller, tu y vas quand même. De la place de la Bastille à la place des Vosges, un bloc rapidement dépassé. La foule te goudronne la peau, les poumons, tu voudrais t’enfuir, tu continues, y avait-il tant de monde par le passé ? Profite. Quelques panneaux Paris Design Week égrainés çà et là sur le trajet, tu avais oublié. Un peu partout des galeries ouvertes et des créatures qui se faufilent. Une jeune femme à la tête rasée ; sur son pelage décoloré, une cagoule en cotte de mailles. Une dame en turban rose fuchsia. Un vieil homme efféminé à son ami efflanqué, qu’est-ce que tu veux, chéri, le Marais, c’est le quartier, le seul quartier de Paris. Tu fouilles autour du Carreau du Temple, c’est habituellement plus tranquille, pas cette fois, do you think here ils sont venus en car ma parole, bien sûr qu’il a fermé, les magasins bios bourrés de produits israéliens venant de champs plantés à côté de champs contaminées, à la fin, ce n’est plus bio. Collection de piercings, de tatouages, une femme titube sur ses talons de douze. Ça y est, ça t’a soûlé, tu vas rentrer. Au moins tu auras essayé, de toute façon il ne reste plus une place en terrasse. Ton quartier devrait être plus calme, quoiqu’en ce moment, on ne sait jamais, tu devrais au moins pouvoir t’installer chez Max pour ta séance d’écriture – est-ce véritablement la seule chose qui te fasse plaisir en ce moment, sérieusement ? Pourtant, à un coin de rue infesté, quelques tables ; coincée entre l’entrée et un homme bien mis, une place isolée. Tu t’étais promis le Marais, autant rester dans le Marais. La voilà, ta table. Tu t’installes. « Excusez-moi, la place est libre ? – Oui, bien sûr. La cigarette ne vous dérange pas ? » Tiens, un homme poli. Il lit un drôle de petit ouvrage à la couverture plastifiée. Un guide mais pas un guide de voyage. À ces pieds pourtant, une valise à roulettes, un totebag. Tu sors un carnet, un feutre, tu commences à griffonner. « Excusez-moi, vous écrivez ? » La pudeur t’empêche de répondre. « Et vous, que lisez-vous ? – Alors c’est tout à fait étonnant. Ce livre présente les fondements de la religion musulmane. Pour un agnostique comme moi, c’est passionnant. Il a été écrit par le professeur émérite… »