Perec, Kennedy Toole et moi


Je les ai remarqués parce que l’un des trois ressemblait à s’y méprendre à Georges Perec. À ses côtés, son amie lui frôlait la main par intermittence, posant sa paume sur la sienne quand elle parlait, la retirant quand elle se taisait. Les gens parlent-ils mieux quand ils se touchent ?

Je compris le sens du contact en m’intéressant à leur conversation ; le sosie avait eu un temps des ambitions littéraires qu’il avait abandonnées. Lorsque son amie parlait de lui, elle posait sa main sur la sienne avec une douceur extrême ; elle utilisait la caresse comme baume au coeur.

Je ne comprenais pas tout, mais les bribes qui me parvenaient étaient suffisantes pour éveiller ma curiosité : tu n’aurais pas envie d’écrire toi-même, je n’ai aucun talent, je n’étais pas là quand il a tout balancé, je voulais m’alléger, certainement pas tu voulais ne pas laisser de traces, Paris est une ville d’artistes…

Tu voulais ne pas laisser de traces.

Je comprends cette folie destructrice. Combien de cahiers n’ai-je pas jetés ? Ce matin encore, deux sont partis à la poubelle et seront recyclés en emballages, cartons, papiers — en y réfléchissant, je préférerais que le papier reste papier, qu’il reçoive gribouillages et poésies, et passer le témoin de la passion créatrice. Certains de mes amis en ont également été victimes. « Qu’as-tu fait des tableaux ? — Je les ai détruits, ils étaient vraiment trop mauvais. » Ne pas laisser de traces.

Depuis quelques semaines pourtant, je fais tout le contraire :  je laisse des traces, sur le net, sur les réseaux sociaux, partout. Elles seront impossibles à effacer. Cela ne m’effraye-t-il pas ? Pas vraiment.

Le processus créatif suit son propre rythme, chaotique, il est accompagné de bons et de mauvais génies. Pour simplifier, je pourrais utiliser les images de l’ange et du démon.

– Quand comptes-tu l’appeler, demande l’ange ?

– Quand tu auras quelque chose à dire, souffle le diable.

– Et le blog, ce n’est rien, se défend l’ange ?

– Pas grand chose, siffle le diable, juste de quoi divertir quelques amis. Tout le monde peut en faire autant, ce n’est même pas bien écrit. Où en sont tes publications ? Ça c’est autre chose.

Je les regarde s’étriper.  Je ne suis pas d’accord, « il est très bien votre blog » de la part d’un auteur Grasset, ce n’est pas rien, dit l’un ; il veut juste te sauter, ce n’est pas possible, faut-il que tu soies bête, dit l’autre ! Je compte les points.

Il est des personnes profondément narcissiques, et il y a moi ; et il y a John Kennedy Toole, l’auteur de La conjuration des imbéciles, qui se suicida avant de voir son livre publié, persuadé de son absence totale de valeur littéraire. Lorsqu’il relia le pot d’échappement à l’intérieur de sa voiture, le diable avait gagné. Finalement, La conjuration fut vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires et traduit en dix-huit langues. Amère victoire de l’ange au rattrapage.

 


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