L’amour, de loin

Cupidon et son arc


Le cœur bondissant et le souffle court, la température qui monte, une nervosité incontrôlable, danser sur sa chaise, se passer la main dans les cheveux, le regarder, tourner la tête, le trouver beau, trop beau, se trouver laide, se trouver vieille, vieille et mal coiffée, vieille et mal fagotée, une tenue mal adaptée, trop apprêtée, ou pas assez, la panique qui nous envahit, le harpon du regard, ces mots qui ne s’adressent qu’à lui, parler trop fort, parler trop vite, tous ces signes ridiculement anodins qui nous font dire une fois en sécurité dans le cocon de la chambre, je crois que cet homme me plaît. Après viennent les questions, les incertitudes, les regrets et les découragements. Mais à ce moment précis, la vie reprend possession du corps, la joie coule dans les veines, le manteau de monotonie se déchire ; tout redevient possible, et on se demande, comment ai-je fait pour vivre sans amour ; on arrête de fumer, on fait un régime, on se fait belle et le combat commence.

Tout est gâché.

C’est probablement ce que j’avais à l’esprit adolescente. Je me souviens d’un cours de français pendant lequel j’avais sorti, sentencieuse, devant la classe médusée et le professeur affligé, l’amour n’existe pas. C’était beaucoup plus confortable.

J’étais tombée amoureuse d’un garçon du lycée. Je ne lui avais jamais parlé. Je me contentais de le regarder. Je ne me souviens pas d’imaginations débridées non plus. Ni rêves, ni anticipations. Juste un fait : j’étais amoureuse et cela me suffisait.

À cette époque, nous passions les cours, les intercours et les déjeuners au Montespan, le bar-tabac du quartier, et j’apprenais à boire ce liquide noirâtre et mordant qu’ils appelaient café. J’avais dix-huit ans.

Mes amies connaissaient mon secret et le respectaient tout en trouvant mon comportement étrange. Lors d’un de ces rituels aussi réplicables que les jours de semaine, une amie s’est demandé si quelqu’un l’aimait autant que j’aimais ce garçon sans qu’elle n’en sache rien. Était-il possible qu’une personne puisse l’aimer sans l’exprimer et qu’elle n’ait jamais la chance de recevoir (ou rejeter) cet amour ?

Bien des années plus tard, lors d’un déjeuner, une de mes amis nous a annoncé, solennelle et mélancolique, qu’elle était amoureuse. Elle a dit ça, je suis amoureuse, le timbre atone et le regard perdu. Nous avions pourtant atteint l’âge qui mérite la qualification de bête bien davantage que l’autre et ces formules ne faisaient déjà plus partie de notre vocabulaire. Nous rencontrions quelqu’un, il nous plaisait « bien », nous le fréquentions, il nous quittait, nous étions tristes, mais jamais amoureux. Le célibat prolongé est un poison terrible contre le romantisme et les sentiments. Et pourtant…

Le cœur bondissant et le souffle court, la température qui monte, une nervosité incontrôlable…



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