Le débordement

Bruce Lee et son Nunchaku

Bruce Lee et son nunchaku


A. conduisait tranquille, en rond sur le périph’. Il était de bonne humeur, il l’était souvent. La fée du contentement s’était penchée sur son berceau à sa naissance. La circulation était fluide, sa voiture n’était peut-être pas la plus belle mais c’était la sienne et l’homme qui venait de lui faire une queue de poisson n’avait pas réussi à suffisamment le déstabiliser pour risquer l’embardée.

Tout de même. Son cœur bondit hors de sa poitrine, cogna contre le pare-brise et revient se loger dans sa cage côtelée. A. était d’un caractère paisible mais pas benêt pour autant. Le chauffard se cala devant lui sans un coup d’œil dans le rétroviseur ni un geste d’excuse. C’était tout de même fort de café et de tels comportements l’exaspéraient. A. avait eu peur, il avait été bousculé à pleine vitesse par un grossier personnage inconscient et dangereux. Une queue de poisson, mais où se croyait-il ? Il lui exprima son mécontentement par un appel de phare bien senti. L’homme pila.

A. n’eut d’autres choix que de grimper sur le frein et d’immobiliser son char. C’était soit se soumettre à la décision du décidemment connard et s’arrêter, soit lui rentrer dedans et défoncer l’avant de sa voiture, certes pas la plus belle mais qui roulait ; et risquer le malus de l’assurance par la même occasion. Ce n’était vraiment pas le moment, A. pila derrière le poisson et s’arrêter.

Non mais ça va pas !

A. était sonné. Il tenta de sa remettre de sa frayeur et cria, non mais ça va pas ! Il ne sortit pas de la voiture. Bien lui en a pris. Car l’autre bonhomme, lui, sortit. Il n’était ni grand ni musclé ni même beau mais il tenait entre ses deux mains chétives une arme de guerre à faire trembler tout honnête automobiliste, même adepte des arts martiaux : un nunchaku.

A. s’enferma dans l’habitacle tandis que d’autres véhicules, gênés par la scène, s’arrêtaient sur la bande d’arrêt d’urgence ; probablement des conducteurs à secourir d’une panne ou d’un accident. Mais à la vue des deux bâtons, bizarrement, personne ne se risqua à approcher. Le guerrier fit le tour de la trapanelle, qui n’était pas bien belle mais qui bientôt ne le serait plus du tout et entreprit de la redésigner en creux.

Des automobilistes notèrent la plaque d’immatriculation et la donnèrent à notre pauvre A., tandis que le chauffard s’éloignait. A. ne sera pas blessé mais la voiture ravagée. Bien sûr il y eut procès et l’homme fut condamné à quelques indemnités, amende, prison avec sursis, aucune idée. Je sais seulement qu’A. ne réclama aucune indemnisation, seulement le coût des réparations. Il ne se ferait pas de l’argent sur le dos d’un malade mental. A. était un type bien. Un suivi thérapeutique a-t-il été réclamé ? C’aurait été plus prudent. Car enfin, l’homme sort avec un nunchaku, il se promène avec un nunchaku sur le siège passager ; à ce stade, même avant l’agression, il est mûr. Mais surtout, à quelle somme d’agacements, humiliations, relations conflictuelles non digérés, ou plutôt, à quelle somme de ce qu’il considère comme des agacements, humiliations, relations conflictuelles faut-il arriver pour décider que la coupe est pleine et prête à déborder ?



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