© Christian Lue
Le 17 septembre, j’assistais à une rencontre littéraire autour de l’émouvant roman de Mohammed Aïssaoui, Les funambules, roman qui célèbre les bénévoles d’ATD Quart Monde et des Restos du Cœur. Au cours de la soirée, Mohammed me demande : « Toi qui es éditrice, est-ce que tu reçois beaucoup de livres sur le militantisme ? » Non, je n’en reçois pas et je dois l’avouer, je n’écris pas non plus sur le sujet. Mon action s’est arrêtée aux portes de la littérature. J’ai décidé de réparer cette injustice. Cette série de portraits rend hommage aux centaines de militants croisés depuis plus de vingt ans lors de mes différents engagements auprès d’Amnesty International et de Women’s WorldWide Web.
Son visage s’efface. C’était il y a longtemps, j’avais vingt-cinq ans. La seule photographie que j’avais de lui, je l’ai perdue. Elle ne me plaisait pas, nous n’étions pas assez jolis – ce que l’on peut être bête parfois ! Elle avait été prise par Bruno qui, des années plus tard, m’en avait fait une copie. Nous étions trois, assis sur un canapé, cette dame dont je ne me souviens plus le nom, Jean-Marc et moi. Cette photo, je m’en suis débarrassée ; pourtant c’est à travers elle que j’accède aujourd’hui à son visage constellé de taches de rousseur, que je me souviens du châtain de ses cheveux tirant vers le blond vénitien, de ses quelques boucles et de sa peau couleur papier mâché des fumeurs, car Jean-Marc fumait, il fumait même beaucoup – à l’époque, nous fumions tous beaucoup.
Jean-Marc était pire que laid : insignifiant. Petit et rachitique, il faisait partie de ces personnes qui passent et repassent à vos côtés sans que jamais vous ne les remarquiez. Il était fabuleux et ce n’est pas rien si je commence cette série par lui : Jean-Marc fut le premier militant que j’ai rencontré et dans mon panthéon, le plus grand.
À vingt-quatre ans, j’avais réussi d’honorables études en finance, effectué un stage respectable dans une banque suisse et trouvé un travail dans le département des financements structurés d’une banque allemande. Après six mois de chômage, je soufflais. Deux semaines, car après la période d’insouciance, vint l’angoisse. Pour la première fois de ma vie, je venais de me faire une véritable réflexion existentielle : « À partir de maintenant, du lundi au vendredi, cinq jours par semaine, de neuf à dix-huit heures, tu vas travailler dans le département des financements structurés d’une banque allemande, et ça, pendant minimum quarante ans : alors, heureuse ? » Il fallait trouver un moyen pour supporter ce quotidien dépourvu de sens et lui en donner un. Je suis entrée chez Amnesty International.
Sous la houlette du bureau central cohabitent 250 antennes locales, chacune d’elles organisée en association loi 1901. Après avoir cotisé, je reçus par courrier la liste des associations et, pour chacune d’elles, les coordonnées de la personne à contacter. Jean-Marc était le référent du groupe Paris-Batignolles. Quelques jours plus tard, je le rencontrais.
Jean-Marc était militant chez Amnesty depuis vingt-cinq ans. Il s’en était éloigné deux petites années, quand en 1977 le prix Nobel de la paix attribué à notre vénérable association ramena dans son sillage une volée de bénévoles curieux et peu motivés. Deux ans plus tard, ils partaient et lui revenait.
Avec ses vingt-cinq années de militantisme, Jean-Marc était le doyen du groupe. Il me raconta l’histoire du mouvement et m’expliqua son fonctionnement ; il me parla de la spécificité des droits, du résultat des campagnes, celles qui, couronnées de succès, nous transportent, et les autres, qui pèsent de toute notre culpabilité sur nos frêles épaules. Il était sans cesse à mes côtés. Ce fut lui qui m’encouragea à prendre la direction de la campagne contre la torture et les traitements inhumains et dégradants, notamment.
Sur le marché rue de Levis, alors que nous nous excusions d’exister, lui gueulait comme un poissonnier : « Amnesty International ! » Et de l’autre bout de la rue, on le sentait vibrer. « Amnesty International ! » C’était son mantra. Plus il le prononçait, plus il se connectait à l’entité suprême, plus il vivait.
Jean-Marc n’avait ni femme, ni enfants et je ne lui connaissais pas d’amis. Toute sa vie avait été consacrée à Amnesty et ses relations amicales et sentimentales s’en étaient ressenties. Ce n’était ni bien, ni triste, ni rien. C’était ainsi.
Jean-Marc m’accompagna la première année de mon parcours militant. Après, il mourut.
Une fois par an, le groupe du 17ème arrondissement organisait une kermesse. Son rôle principal était la collecte de fonds pour financer les frais de fonctionnement. Friperie, tombola, jeux pour les enfants, buvette, stand de nourritures, tout était bon pour lever de l’argent. C’était là que je l’avais retrouvé un an auparavant, préposé au stand friperie, tout à dix francs. Nous nous étions installés dans le réfectoire transformé en bordel organisé et nous avions parlé, longtemps. Le mardi suivant, j’assistais à ma première réunion d’association.
Un an plus tard, la kermesse revenait. Jean-Marc et moi nous occupions une nouvelle fois de la friperie. « La cave regorge de vêtements. Je croule sous les dons. Il faudrait trier. »
Il habitait un pavillon de banlieue. Je m’y suis rendue un dimanche et toute l’après-midi, nous avons baigné dans les cartons. En fin de journée, nous nous sommes installés dans sa cuisine au rez-de-chaussée, une cuisine semblable à toutes les autres cuisines aménagées, avec sa vue sur le jardin et sa table centrale. Depuis plusieurs semaines, il se plaignait d’un mal de dos à se l’arracher.
– Un peu comme si on me plantait des couteaux, tu vois ?
– Tu es allé voir un médecin ?
– Non.
Avant de repartir, il m’a remerciée. Je n’ai pas compris. « Ce n’est pas trop la frite en ce moment, ça m’a fait du bien de faire autre chose. » Quelques semaines plus tard, à la kermesse, il se traînait comme jamais et pouvait à peine marcher. Je n’ai toujours rien compris et je l’ai charrié : « Ça va de mieux en mieux ce mal de dos, dis-moi ! »