Collage, novembre 2025 – © Aurelia Gantier
J’ai mis un certain temps à comprendre à qui me faisait penser ce visage ; les cheveux plaqués en arrière ne sont plus vraiment d’actualité. Une coupe impeccable, rétro-chic dirait la Fashion Week. À ses côtés, je me sens négligée, mal coiffée, et ne cesse de passer la main dans mon indomptable tignasse.
Ce visage sec aux yeux sombres, c’était celui de Francis Vintenon, le mystérieux, l’insaisissable Francis, l’amoureux, l’ami, le bourreau des cœurs, dont la photo avait accompagné le chevet de ma grand-mère toute sa vie et dort maintenant dans mes archives ; elle en sera prochainement retirée pour rejoindre mon tableau d’humeur et servir d’illustration à mon prochain grand projet. Francis Vintenon. Bien sûr, cela ne pouvait être que Francis.
J’ai mis un certain temps à comprendre ce visage. Tous les mystères qui entourent la vie et la mort de Francis, je les plaquais sur lui. Il n’y avait pourtant rien de bien aventureux dans la vie de ce financier ; une vie de famille confortable, une femme en forme d’avion de chasse, de beaux enfants, une belle situation professionnelle, des vacances d’été en Méditerranée etc. etc. etc. De là venait probablement mon incapacité à percevoir sa beauté. À mes yeux, elle manquait de profondeur. Pourtant, elle éclatait de la tête aux pieds. Grand, fin, tendu, un corps que l’on imagine ferme et musclé, enserré dans des costumes sur mesure et des chemises cintrées, toujours impeccable, coiffé d’un visage magistral et de cheveux poivre et sel plaqués. Il était beau et ne pouvait le cacher, mais par cela même, je l’imaginais froid, sec, ambitieux et futile, sans aucune des fêlures nécessaires chez moi pour déclencher le désir.
Dès la première rencontre, comme toujours, le jugement à l’emporte-pièces, tel un couperet, rude et définitif. Toutes ces personnes qui n’ont rien demandé et atterrissent dans mon armoire à jugements, chacun son tiroir, le financier, le bourgeois, le pauvre type, le caractériel, le colérique ; toutes ces personnes que je m’empêche de rencontrer parce qu’affublées d’une caractéristique unique – financier, bourgeois, caractériel, pauvre type ; toutes ces personnes qui sortent de mon histoire et que je ne verrai pas, toutes ces possibilités de vie que je me refuse. C’en serait risible si ce n’était à pleurer.
Tout a changé le jour où je l’ai regardé. Ou plutôt, pour lui, tout a changé le jour où je l’ai regardé. Ce n’était pas lui qui était dur, sec, impitoyable, c’était moi. Qu’il ait des côtés obscurs importe peu, qui n’en a pas ? L’important n’est pas ce qu’il est mais ce que j’ai décidé qu’il soit ; que j’accepte de le sortir de son tiroir. Comme le disait ma tendre amie, « cet homme me déplaît, pourtant il faut qu’elle continue à l’aimer, on ne peut vivre sans amour. »
Je repense à ce soir où tout a basculé. Un verre, deux verres, est-ce le deuxième verre qui floute les souvenirs ? Je ne me souviens plus très bien. J’observe à travers un voile. Son visage proche du mien, son large sourire, il sait donc sourire, il sourit même très bien ; un sourire innocent, peut-être est-ce simplement le vin. Je regarde ses dents, je fuis son regard et scrute ses dents, des dents longues et étroites. Sa main s’attarde un instant sur mon épaule, puis repart.
À la prise du rendez-vous déjà, son ton m’avait étonnée ; il s’était fait tendre, presque suppliant. Son assurance s’en était allée faire un tour à côté. Il m’avait donné rendez-vous dans un lieu joyeux, qu’il jugeait probablement approprié à une relation d’affaires détendue. Je ne suis pas détendue et j’avais remis les formes, je ne peux m’en empêcher. Voilà qu’aujourd’hui, je me reprends et souhaiterais les faire sauter et lui qui fait barrage. Chez les femmes, le cœur s’imagine ; chez les hommes, il se voit. Faut-il que l’on soit toujours désynchronisés ? Faut-il que je sois toujours à côté ? « Tu l’écoutais ? – Non, je regardais ses yeux. »









