Je descends l’avenue des Ternes un soir d’été. Il fait beau, les magasins ne sont pas encore fermés. Un jeune homme court dans ma direction et me dépasse. Je l’entends avant de le voir ; j’entends ses cris, ses pleurs, ses hurlements. Je ne réalise pas tout de suite. Déjà, un groupe de garçons le suit en riant. Je réalise : le jeune homme, déculotté, tenait son pantalon à deux mains et pleurait. Lentement je reconstitue la scène. Je suis figée sur place. Je me retourne, je les cherche du regard mais il n’y a plus personne. Il n’y a plus rien. Autour de moi, les passants continuent leurs petites affaires, comme si rien ne s’était passé. J’arrive chez mes amis, tendue et angoissée ; je n’arrive pas à en profiter. « Aurélia, tu ne pouvais rien faire. » Je suis hantée par les pleurs du garçon et ma non-intervention.
Je ne supporte pas la détresse.
Cette douleur qui m’empoignait le ventre devant la misère et l’injustice et me figeait sur place dans la rue — « Aurélia, il ne faut pas regarder, avance. » — au départ, je ne savais pas ce que c’était. C’était la même qui se transformait en colère devant les journaux télévisés — la plaie des gens comme moi, ces journaux-là —, qui me faisait sauter sur ma chaise, le doigt accusateur devant l’écran. Mon impuissance m’était insupportable. Il fallait faire quelque chose de cette rage, la transformer en quelque chose d’autre, quelque chose de constructif et de beau, qui me permette d’avancer et de me regarder dans la glace.
Je suis devenue membre d’Amnesty International.
La rencontre avec Amnesty, ce fut une énorme baffe, un bouleversement dans mon existence. Avant j’avais vingt-cinq ans, après j’avais vingt-cinq ans, mais entre les deux il y a eu mon engagement et plus rien ne fut comme avant. Je militais dans l’association du 17ème arrondissement. La plupart de mes camarades étaient plus âgés, certains retraités. Et pourtant, je n’envisageais pas d’autres soirées qu’en leur compagnie, d’autres dimanches qu’au marché à leur côté. J’avais trouvé ma cause, j’avais trouvé mon clan ; des gens comme moi, citoyens du monde et concernés.
J’ai perdu le contact avec la plupart d’entre eux, mais je me souviens de Bruno, d’Azzedine et de Jean-Marc, des causes qu’on a défendues ensemble. Je me souviens des rencontres avec d’autres militants et d’autres associations, avec des victimes aussi, je me souviens surtout des victimes. De leurs gratitudes et de leurs remerciements, du poids de leur amour et de leur reconnaissance ; ces meetings desquels nous ressortions plus motivés que jamais, et à chaque fois, on se rappelait pourquoi on faisait tout ça, et je me disais qu’on ne pouvait pas les abandonner et que pour eux, jamais je ne pourrais arrêter.
Et pourtant j’ai arrêté. Un matin je me suis réveillée ; j’ai regardé ma vie. Je détestais mon travail, je détestais mon appartement, je détestais ma solitude sentimentale, l’éloignement que mon engagement avait créé avec mon entourage, mais pendant deux ans, tout cela n’avait plus eu d’importance, parce que je militais ; les droits humains avaient tout remplacé, Amnesty International avait tout compensé. J’ai décidé de me reprendre en main et j’ai arrêté le militantisme de terrain. Je savais que j’y reviendrais. Je n’avais pas d’autre choix. J’étais faite pour ça.
Des années plus tard, j’ai croisé le chemin d’une association : Women’s WordWide Web – W4. Pendant sept ans, je me suis engagée pour l’émancipation des femmes et des jeunes filles à leur côté. Et j’ai adoré ça. Ce n’était plus le même militantisme. Internet était passé par là. On militait online, sur le terrain aussi, mais le net faisait des miracles pour rapprocher les mondes. La communauté W4 était jeune et connectée, elle venait de tous les continents, parlait toutes les langues ; malgré les différences culturelles, nous nous retrouvions tous autour de la défense des droits des femmes et des jeunes filles. C’était beau, énergisant. Mais là aussi, j’ai levé le pied. Je sais que j’y reviendrai, mais pas maintenant.
Que s’était-il passé ? Qu’est-ce qui fait qu’on décide d’arrêter ce qu’on aime, qu’on décide de faire une pause ?
Des histoires d’Amnesty International et de W4, j’en ai à la pelle. Ce pourraient être de bons sujets de causeries. Mais celle-ci est déjà trop longue et les anecdotes trop nombreuses. Il faudra attendre. Elles iront alors dans la rubrique « Droits humains ». Lorsque j’ai créé « Les causeries d’Aurélia », cette catégorie n’existait pas ; j’avais opté pour de la légèreté. Mais très vite, j’ai réalisé qu’il m’était impossible d’écrire toutes les semaines sans parler de droits humains de temps en temps. Et puis j’avais le droit d’être drôle, légère, furieuse et militante, et tout ce que je voulais, tout le temps, selon l’humeur du moment, parce que c’était mon espace. J’avais le droit d’être secrète, drôle et engagée.
Alors oui, engagée. Engagée mais pas tout le temps. En tout cas pas maintenant. Quelque chose d’autre a pris le dessus. Regina di Spade IV, faudra-il patienter encore une semaine pour le découvrir ?