Le grand méchant loup

Street Art


J’avais passé une bonne soirée. Nous étions allées nous faire masser dans un minuscule salon thaïlandais du treizième arrondissement. L’Orchidée n’a rien de luxueux et c’est tant mieux : logé dans une vilaine galerie commerciale, il ressemble d’autant plus aux salons traditionnels de Bangkok. Ses banquettes séparées d’un simple rideau de tissu sont confortables comme des lits ; de l’accueil, nous entendions le rire mélodieux des masseuses couvrir la musique de berceuse. Après le massage, nous avons bu du thé au riz soufflé, souriantes comme des benêts : « J’ai envie de partir en vacances », disait-elle. Pour rester dans le thème, elle avait choisi un restaurant thaïlandais. Nous avons glissé entre deux averses le long des rues désertes d’hiver. Je devinais la dalle sur le côté. Nous avancions dans la nuit, il faisait froid, le sol humide et glissant, elle m’a montré une devanture de néons colorés au loin. C’était là.

Entrée, plat, dessert, et du vin. Il est rare que nous nous gâtions autant ; mais la nourriture était bonne, l’endroit chaud et confortable. L’appétit venant en mangeant, nous avons mangé, et le repas terminé, nous avons repris du vin. Nous papotions sous le regard bienveillant d’un immense dragon entouré de lanternes de papier. J’étais bien.

Oui, j’avais passé une bonne soirée. Et je rentrais maintenant sur mon vélo trempé de pluie. Je repensais à notre conversation si sérieuse, pendant ce moment si tranquille, car tandis que nous buvions du vin rouge en partageant nos desserts, nous parlions pédophilie. La pédophilie de petits garçons existe, je l’ai rencontrée dans la bouche d’amis qui en avaient souffert à l’adolescence, les même procédés, les mêmes hommes au-dessus de tout soupçon. Mais que l’aveu soit plus difficile ou la chose plus rare, que le sujet me concerne moins directement, c’était la pédophilie des petites filles qui m’obsédait ce soir-là.

Comment sommes-nous venues à en parler ? « À cet âge, si jeune, est-ce qu’on parle de pédophilie aussi ? » Pédophilie : attirance sexuelle pour les enfants. Aussi.

Quel âge avais-tu, ma sœur, lorsqu’il t’a mis la main dans la culotte, t’a montré que les hommes faisaient du lait, que l’oncle t’a pelotée dans la cave, le marchand de tapis t’a assise sur ses genoux et passé la main sous la jupe ? Quel âge avais-tu, lorsque le prêtre a pris la mesure de tes seins, lorsque l’homme t’a draguée dans le parc, et que ta mère s’est mise à hurler en mauvais français — il avait dû remarquer cette fragilité de mère immigrée ?

La plupart de mes amies ont subi une tentative d’agression sexuelle enfants. Oh ! Grand-mère ! Tu m’avais bien prévenue qu’il fallait se méfier des inconnus : « Si un homme t’offre des bonbons… » Eh bien tu vois Mamie, j’ai suivi tes conseils : jamais je n’ai suivi un inconnu. Mais pourquoi ne m’as-tu jamais dit qu’il fallait également se méfier des prêtres, des fils des nourrices, des amies de tes fils, des oncles, des cousins ? Pourquoi ne m’as-tu jamais expliqué que le corps des petites filles était si précieux que les hommes chercheraient à se l’accaparer ? Pourquoi ne m’as-tu pas expliqué que j’étais précieuse, c’est-à-dire à protéger ?

La plupart de mes amies ont subi une tentative d’agression sexuelle enfants, et aucune n’en a parlé. Elles ont gardé l’agression dans leur ventre, comme un secret honteux ; elles avaient sûrement fait une bêtise pour mériter ça, c’était leur faute à elle, elles ne voyaient que ça. Des années plus tard, le souvenir est réapparu et la vérité a émergé de la honte. Elles étaient devenues adultes et elles ont compris. Elles ont compris qu’elles n’y étaient pour rien, qu’elles n’avaient rien fait de mal, alors elles ont parlé. Je me souviens de l’incompréhension de ma mère lorsque je lui ai raconté : « Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit ? » J’avais trente ans et j’avais effacé de ma mémoire ce mauvais souvenir vingt-quatre ans durant ; à trente ans alors, je racontais l’agression du pervers à ma mère désespérée de n’avoir pu agir, mais j’étais devenue amnésique, amnésique pendant vingt-quatre ans.

Alors aujourd’hui, je ne sais pas si cela a quelque chose à voir avec ça, mais j’ai vu la vidéo de Natalie Portman à la Women’s March de Los Angeles, et ça m’a fait penser à notre conversation (voir la vidéo). J’ai été plutôt discrète pendant toutes ces campagnes, ces #MeToo  et ces #BalanceTonPorc — je ne suis pas sûre d’aimer bien ça, d’où mon silence. Mais s’il est une chose que l’on peut en ressortir, c’est la libération de la parole des femmes, et c’est con de dire ça, cela parait évident quand on n’est pas une femme et qu’on n’a pas souffert de harcèlement, mais ça a libéré la parole de la femme, et on est bien placé pour savoir que c’est une très bonne chose. Et si tout ce foin ne devait servir qu’à ça, c’est bien. C’est même très bien. Très très bien.

« Tous ces types qui tripotent les jeunes filles, c’est encore une histoire d’éducation. »

Je rentrais à vélo sous la pluie, et je repensais à toutes ces histoires, à tous ces types qui avaient touché mes sœurs, et là, sur mon vélo, j’avais envie de leur défoncer la gueule. Et je me disais : n’oubliez pas d’éduquer vos enfants, bordel, n’oubliez pas d’éduquer vos enfants. Et aussi : les biches et les bichons, faîtes attention à vous, et nous, nous ferons attention à vous, nous ferons tout pour vous protéger de tout notre amour, tout notre amour, tout notre amour.

 

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