Une image du film « 1984 » (version BBC-1955)
Ce fut un rêve étrange et beau, en palette chromatique de gris, tel un livre de George Orwell. Je m’étais réveillée en pleine nuit. Dehors, des haut-parleurs crachaient un allemand agressif bien loin de la langue de Goethe, et sous mes fenêtres, des chars surdimensionnés défilaient : sans que jamais la guerre n’ait éclaté, Paris avait été envahie dans la nuit.
Le lendemain matin, le soleil faisait grève et la ville s’éclairait à la lumière artificielle. Je marchais avec une amie dans la rue. Des femmes en uniforme militaire avaient réquisitionné nos affaires ; nous cherchions à les récupérer. J’avais appelé ma sœur quelques heures auparavant pour lui proposer un thé dans l’après-midi. De peur que nos lignes ne soient sur écoute, je n’en avais pas dit davantage, mais elle avait compris ce qu’il fallait comprendre : il s’agissait d’organiser notre fuite. Dans la ville, les militaires étaient courtois mais ils réclamaient nos papiers à tout bout de champ. En lieu et place, je tendais une carte de visite : j’avais besoin de ma carte d’identité.
Et puis il y avait cet homme que j’avais rencontré. Il était grand et maigre, le visage anguleux et la peau sèche. C’était un brun pâle, économe de gestes et le regard franc, ses cheveux ondulaient dans le cou. Il m’avait plu immédiatement.
Il avait lu mon livre et croyait en mes capacités. Il avait le réseau, il voulait m’aider.
Bientôt, le livre serait publié et une femme nous conseilla de partir ; il refusa. Il était trop tard pour tout recommencer ailleurs et réinvestir, et puis il faudrait faire traduire, non, nous n’avions plus le temps, nous resterions à Paris.
Sur le toit d’un car à plateforme immensément long, il me parlait de mon avenir. Je l’imaginais un peu mécène, un peu agent, un peu producteur. Lassée de l’écouter, je finis par l’embrasser. Entre deux baisers, entre deux caresses, nos corps s’échauffant de ne pouvoir s’isoler davantage, il parlait ; il faudrait écrire pour la télévision, c’est là que se trouve le pognon, et écrire des histoires d’amour aussi, j’étais douée pour les histoires d’amour. Je posai ma main sur son bas-ventre, ne joue pas avec moi me susurrait-il, comment lui dire que je ne jouais pas. À un moment, il faudrait lui expliquer, le temps nécessaire pour écrire ; j’allais donner ma démission, il me faudrait de l’argent, je comptais sur lui ; j’allais aussi quitter mon appartement et m’installer chez lui par souci d’économie, en attendant la date de sortie du livre, et dès le lendemain, il faudrait partir, je ne pourrais rester davantage sans craindre l’emprisonnement, mon passé militant me mettait en danger. Oui, il faudrait parler, et je savais qu’il me suivrait, il avait bien trop besoin de nos projets pour me laisser partir seule. Mais en attendant, je ne pouvais rien dire, j’étais bien trop occupée à me réveiller.
Assise sur mon lit, je me sentais un peu coupable. Paris occupée et moi j’étais heureuse. J’avais devant les yeux un lever de soleil flamboyant ; je repensais à Paris, qui dans mon rêve jamais ne revoyait la lumière. Je repensais à lui. Nous étions le couple rêvé, un couple d’artistes aux projets mêlés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il aurait été un collabo passif, l’art plus important que tout, et moi, l’artiste qui fuit. Notre couple aurait-il survécu ? Il m’aurait suivie.
J’avais envie de le retrouver et j’ai imaginé un rêve prémonitoire. Ce qui signifiait livrer Paris aux flammes. Je me suis demandé jusqu’où j’étais prête à aller pour vivre cette histoire, et j’eus peur de la réponse.