Les fourmis

Les fourmis- Causerie d'Aurelia Gantier et photo de Mike Chai

© Mike Chai



Lorsque j’eus six ans, mes parents se décidèrent à acheter. À l’époque jeunes et fauchés, ma mère secrétaire (l’époque des assistantes n’était pas encore arrivée), mon père photographe sans le sou (tautologie), ils signèrent un viager. Mme X apprécia mes parents jusqu’à la vente, puis elle développa à leur encontre une forte suspicion, défiance probablement réciproque tant ma mère souffrait de devoir payer un loyer et la soupçonnait de refuser de mourir. La vie et la mort de Mme X bercèrent toute ma jeunesse jusqu’à son décès. Je devais avoir dix-neuf ans quand ma mère m’appela : « J’ai une bonne nouvelle. – Je sais, Mme X est décédée ! » Par la suite, inutile de dire que cette pauvre femme me sortit totalement de l’esprit jusqu’à oublier son nom. Et voilà que des années plus tard, il y a quelques jours de cela, j’ai rêvé d’elle. Elle était accompagnée de son neveu, un jeune homme dans la vingtaine qui dans la réalité n’existait pas : Mme X n’avait pas de descendant. J’étais enthousiasmée par la rencontre et leur expliquait être moi-même la fille de M. et R. et avoir habité sa maison. Je l’avais connue sans salle de bains et encombrée de mille et un bibelots ; j’avais connu le garage avant qu’il ne se transforme en extension. J’avais marché dans ses pas bien après elle et il est à parier que, bien que la maison ait été détruite depuis, ses pas comme les miens résonnent encore sous les dalles. On marche toujours dans les pas de quelqu’un d’autre.

Tout particulièrement à Paris. Prenons la cour Saint-Joseph dans laquelle j’habite aujourd’hui. Il s’agit d’anciens ateliers d’ébénisterie. Aujourd’hui ensemble de logements et de bureaux d’architectes – les architectes ont beaucoup de succès cour Saint-Joseph –, je marche dans les pas d’ébénistes. J’ai pensé aux fourmis qui se suivent par dizaine, le nez dans le cul de l’autre, tentant de déplacer le fameux morceau de pain par miette. Et puis j’ai pensé à Alan Moore – relire Jérusalem. D’Alan Moore à l’éternalisme, il n’y a qu’un pas, et là, ne comptez pas sur moi pour vous expliquer, trop compliqué…

En deux mots…

L’éternalisme. Dans l’éternalisme, passé présent et futur n’existent pas, un peu comme les notions ici et là-bas ; tout est subjectif et faussé. Dans l’éternalisme, il n’y a pas de ligne droite du passé au futur mais des événements coexistants. Dans l’éternalisme, l’univers n’est pas en trois dimensions mais en quatre, en rajoutant la dimension temporelle dedans. Puisque je vous dis de lire Jérusalem (quand je pense qu’on est parti de Mme X).