© Josef Sudek
Quelque part en France, mercredi 3 avril 2052
Ma chérie, (Tu permets que je t’appelle ma chérie ? Il est un âge où l’on appelle « chéri » tous ceux qu’on aime – dans sa correspondance avec Maria Casarès, Camus adressait ses lettres à « mon chéri » ; se peut-il que je me soit trompée toute ma vie et que « chéri » soit masculin ?)
Ma chérie, donc,
Je t’écris de cette maison que j’habite depuis maintenant vingt ans. Comme tu le souhaitais, le jardinier a planté un magnolia dans le jardin, mais aussi une glycine et des cages d’amour qui nous rappellent tant la maison du bonheur de notre enfance. Tu ne serais pas peu fière de la nôtre aujourd’hui : elle correspond en tous points à tes rêveries. De mon bureau, à travers la fenêtre ouverte, j’entends mes petits neveux et nièces jouer dans le jardin. J’imagine leur mère lézarder au soleil et M. travailler la terre du potager. Tout est à sa place et j’ai la vieillesse qui me plaît, celle que tu souhaitais – mais peut-on s’imaginer à quarante ans ce que l’on sera à quatre-vingt ? Il me semble néanmoins avoir respecté tes volontés au plus près de mes possibilités : une maison avec jardin et arbres fruitiers, et des enfants pour l’agrémenter. Pour une femme n’ayant jamais été mère, c’était un défi de plus à relever.
C’est justement à ce propos que je souhaitais m’entretenir avec toi. Tu m’excuseras pour cette introduction un peu longue, mais à mon âge, on n’est plus pressé de rien et on prend le temps de savourer chaque instant. Trente ans plus tard, je te regarde, du haut de ma bien involontaire prescience, et je voudrais t’aider. Je ne pourrai orienter tes choix ni faire ce que je suis, ce que j’aurais dû ou ce que j’aurais souhaité être, mais il me semble que c’est de mon devoir de faire bénéficier la femme que tu es et que je suis, celle que, de mon piédestal tricennal, je chéris plus que tout au monde, des leçons que la vie m’a données. Je ne suis pas sage et ne l’ai jamais été (tu es bien placée pour le savoir) mais sur la règle de l’âge, je me rapproche inexorablement du néant. Tu me diras que toi aussi, tu as vécu plus que la moitié de ta vie, que tes meilleures années sont passées, et tu auras tort. Ta meilleure année, c’est celle que tu vis, et ma meilleure année, c’est celle que je vis. Les décisions que tu prends aujourd’hui construiront mon avenir de demain. Jour après jour, ta vie sera plus belle parce que tu l’auras décidé. Cela paraît trop simple ? C’est pourtant la réalité.
N’arrête jamais d’écrire. Ta réussite viendra de ta détermination et probablement, ne sera-t-elle pas celle que tu escomptais. Tu as encore beaucoup à apprendre, la différence entre valeur et reconnaissance notamment. Te souviens-tu de cette citation tirée d’un film qu’il me semble tu n’as jamais vu ? « Si tu gagnes, tu gagnes, et si tu perds, tu gagnes. » Et toi, tu gagnerais beaucoup à te la répéter. Aujourd’hui encore, j’écris. Des scénarios, des pièces de théâtre, des chroniques. Je n’ai jamais arrêté d’écrire. C’est grâce à toi. Je te remercie.
Et puis il y a autre chose. Aujourd’hui, il me semble que tu commences à comprendre : autour de toi, il n’y a que des gens à aimer ; des gens comme toi, nanoparticules d’un ensemble infini, autant dire, personne à détester. Chéris ton entourage et prends en soin. C’est l’amour et l’attention que tu leur consacres aujourd’hui qui feront mon bonheur trente ans plus tard. Et tant qu’on y est, une dernière chose, plus intime, c’est-à-dire plus essentiel : n’oublie pas l’autre amour. La solitude des corps ne te vaut rien. On ne peut s’épanouir sans désirs ni caresses. Encore à mon âge, j’apprécie de poser ma tête sur l’épaule de celui que j’aime et sa main tachetée m’émeut infiniment.
Tu vois ? C’était bien peu de choses : aimer et être aimé, créer sans discontinuité. Voilà mes leçons. La dernière, je la laisse à ta perspicacité : tu la connais.
Avec tout mon amour,
Aurélia