Bordeaux dans la place

Dessin d'Alice Gantier pour illustrer Bordeaux dans la place

© Alice Gantier


C’était le mois de septembre, un beau mois de septembre comme on les aime, chaud et ensoleillé. Mon nouveau voisin exhibait son torse d’athlète bronzé dans la cour. Il venait de quitter Bordeaux pour s’installer dans la capitale.

Il trouvait les Parisiens poseurs : « Tu vois, par exemple, dès le mois d’avril ils sont tous en terrasse, une paire de lunettes hors de prix sur le bout du nez. C’est ridicule ! Il fait treize degrés et ils sortent les lunettes de soleil. Si ce n’est pas pour les montrer ! Dis-moi ! »

Il n’avait pas complément tort. On pouvait trouver les Parisiens snobs, prétentieux, juger leur dépendance aux vêtements ridicules, mais sur le sujet particulier des lunettes de soleil, je devais rétablir la vérité. Je lui rappelais qu’il venait d’arriver après un été en Aquitaine et qu’il n’avait pas encore passé d’hiver à Paris.

« Lorsque tu as passé six mois sous un ciel gris ardoise et qu’en plus il pleut, non seulement tes yeux ne sont plus habitués à la lumière mais lorsqu’elle arrive enfin, tu es en manque et tu la recherches. Tout le monde a besoin de lumière, même nous. À Bordeaux, elle ne vous quitte jamais. Ici, c’est autre chose. Alors oui : au moindre rayon de soleil, les Parisiens se mettent en terrasse pour refaire un plein salutaire, mais comme leurs yeux ne sont plus habitués à tant de luminosité, ils mettent des lunettes de soleil. Et tant qu’à faire, puisqu’il faut en porter, autant qu’elles soient jolies. Tout s’explique. »

Il ne fut pas tout à fait convaincu par mon explication. Comme d’habitude, chacun campait sur ses positions. Je lui proposai d’en reparler en avril.

Quelques mois plus tard, nous étions amis. Son studio était devenu ma troisième pièce. Il me préparait à diner, nous regardions un film affalés sur le canapé, nous connaissions nos amis respectifs et sortions fréquemment ensemble. Et malgré l’hiver, sa joie de vivre ne l’avait pas quitté.

Car l’hiver avait été terrible. Ce n’était pas tant le froid que le gris plombant d’un ciel perpétuellement humide. En février, tout Paris était devenu dépressif.

Un soir pourtant, il est arrivé en sautillant dans mon appartement, un énorme sourire dessiné sur son visage, le sourire d’un garçon qui a rencontré une jolie fille. Ce n’était pas le cas. « Je viens de faire une folie, me dit-il. Tu vas voir, elles sont terribles !  » Et il sortit une paire de lunettes de soleil de sa poche.

J’éclatai de rire.

– Quoi, elles ne te plaisent pas ?

– Si, elles sont très belles… Tu te souviens de notre conversation lorsque tu es arrivé dans l’immeuble ? Tu me disais que les Parisiens se prenaient au sérieux en mettant des lunettes de soleil dès le mois d’avril ? Eh bien toi tu t’en achètes une paire dès février ! Je vois que tu commences à te faire à nos coutumes débiles. Fais attention : tu commences à devenir parisien !

– Rien à voir ! Tu as vu ce temps de merde ? J’en ai plein les baskets. Je veux voir le soleil !

– Qu’est-ce que je te disais ? Les lunettes de soleil ne sont pas signe de snobisme mais acclamation du Dieu Lumière après des mois de temps pisseux. Moi je te dis que le Bordelais devient parisien.

– Ce n’est pas près d’arriver.

– Tu as quand même acheté une paire de soleil en février.

– Arrête !

– OK ! OK !

 

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