Bout de terre

Mouette + toits de Paris

Photomontage d’après une photographie des toits de Paris – © Aurelia Gantier, 2023


Le réveil déchire mon rêve. À travers la porte entrouverte, la nuit. Je déteste les matins d’hiver.

Je me lève, tire les rideaux et plonge dans le vide abyssal de la banlieue nord. Obscurité totale. J’ouvre la fenêtre, la tiédeur nocturne envahit la chambre ; pour un mois de décembre, il fait doux. Dehors, des dizaines des lanternes rectangulaires, petites lucioles perdues dans les ténèbres urbaines. Au moins je ne suis pas seule ; d’autres imbéciles se lèvent avant le lever du soleil. À l’extrémité des toits, déjà, l’encre noire se dilue dans un délavé gris-bleu. Le jour terne pointe le bout de son nez ; courage, j’arrive. Devant moi, la nuit poursuit son combat, et comme tous les matins, il sera perdu d’avance.

Je tire les rideaux, j’ouvre la fenêtre et le cri des mouettes envahit la chambre. Je ne peux me résoudre aux mouettes parisiennes. Je traverse des kilomètres et des kilomètres et des kilomètres jusqu’à la presqu’ile de Crozon, mon bout de Finistère. Je ne m’arrête pas à Morgat, là où mon père a vécu son enfance et où j’ai passé mes étés – le Grand Hôtel, les coquillages et les étrilles, je ne m’arrête pas davantage à la pointe du Raz où, selon la légende, ma mère a failli s’envoler : je vais directement à Camaret-sur-Mer, là où le curé a les couilles qui pendent – autant faire la blague tout de suite et en être débarrassée, car si on me coupe dans ma poésie maritime pour une histoire de couilles de curé, c’est moi qui vais les couper.

Comme tous les matins, aux cris des mouettes, j’ouvre la fenêtre de l’hôtel sur le cimetière des bateaux, ou ce qu’il en reste, la plupart des navires en décomposition ont été retirés : des imbéciles de parents laissaient leurs enfants grimper dessus et se blesser et, bien sûr, comme pour les platanes, ce sont les navires qui prennent. Mais bon, on ne va pas râler, c’est beau quand même, moins beau qu’avec les ruines marines mais ça va, ça se tient fier au milieu des ports les plus beaux du Finistère. Les mouettes et les goélands tournent près de l’embarcadère, des stands de pèche et de la Tour Vauban. À droite le marché aux poissons, à gauche le sillon. Je nous revoie grimper sur les hauteurs de la ville jusqu’à la falaise, la pluie qui nous surprend, la lande et la maison de Saint-Pol-Roux que, dans mes rêves les plus fous, j’achète et je reconstruis à l’identique, sa vue imprenable sur l’océan, et la pluie qui va, qui vient, le café du port, là, juste devant la jetée, chaleur réconfortante et boissons chaudes, et mon père et son amie qui nous mettent une raclée au baby-foot. C’était il y a quinze ans.

À des centaines de kilomètres de là, dans le ciel bétonné de gris, les oiseaux rapetissent. Je le constate aux pépiements des moineaux, ou ce que j’imagine être des moineaux – je ne connais rien à l’ornithologie et les bêtes volent bien trop haut dans le ciel pour être observées et je n’ai pas de jumelles. Le dernier roman d’Ann Scott traîne sur le plan de travail, une autofiction où une Parisienne branchée quitte le Marais pour s’exiler dans un village paumé du Finistère. C’est justement pour ça que je l’ai acheté, pour la Parisienne qui s’exile dans un village du Finistère. Mon père l’a d’ailleurs réservé, tu me diras. Ici, les nuages saignent sur les toits de la capitale et le ciel s’embrase d’un semblant d’été. Souffle coupé. Je me demande l’exposition de la chambre d’hôtel. Verrai-je le lever de soleil ? Le coucher, peut-être ? Mon petit bout de Finistère, quand te reverrai-je ?