Cadavre exquis

Cadavre Exquis

Cadavre exquis – André Breton, Jacqueline Lamba, Yves Tanguy – 1940


J’avais une super grand-mère. Elle était devenue paraplégique à la suite d’une tentative de suicide et vivait dans un immeuble spécialement conçu pour les personnes handicapées. Dans la résidence, trois personnes se déplaçaient en fauteuil roulant ; sur les trois, deux avaient perdu l’usage de leurs jambes à la suite d’une tentative de suicide : l’une au fusil, l’autre par défenestration. Ces tentatives de suicide m’avaient profondément marquée, non par la détresse qu’elles signifiaient — en faut-il du courage pour se tirer une balle dans la bouche ou se pendre —, mais par leur inefficacité. Le handicap ne me faisait pas peur, je le côtoyais depuis toujours ; mais j’avais bien compris la diminution physique qu’il impliquait. Très logiquement, j’en ai conclu un manque de fiabilité des suicides par défenestration et armes à feu, et si à un moment donné de ma vie, je décidais d’arrêter là la fabuleuse aventure, il faudrait trouver autre chose. Bref, ma grand-mère était paraplégique et me gardait souvent dans son appartement. Son lit prenait toute la place. Nous nous déplacions tout autour, elle en fauteuil, moi sur mes deux pieds. Je me souviens du secrétaire, des tentures bleues et du volet roulant tiré, la plupart du temps.

Ma grand-mère était extraordinaire : elle m’a appris à jouer au cadavre exquis.

Le cadavre exquis a été inventé par les surréalistes. Vous y avez déjà joué sans le savoir ; ce jeu est l’un des plus drôles que vous connaissez. Il s’agit de composer un texte ou un dessin à plusieurs mains, sans connaître la partition des autres participants avant le grand dénouement. Ma grand-mère attrapait une grande feuille blanche et un stylo à bille noir. L’une dessinait la tête d’un personnage puis repliait la feuille de façon à ce que seules les lignes du cou apparaissent. La seconde s’attaquait au buste, bien cachée de sa partenaire ; elle repliait une seconde fois le haut de la feuille jusqu’à la taille. Celle qui avait dessiné la tête s’occupait des jambes, l’autre des pieds. Je revois ma grand-mère tenant la feuille des deux mains, et moi penchée sur elle, impatiente de découvrir notre chef d’oeuvre. Elle dépliait en douceur l’éventail. C’était toujours une surprise. L’une avait dessiné une petite fille, l’autre un clown, la première était partie sur un roi, la seconde sur une danseuse. Je me souviens de fous rires.

J’ai toujours joué au cadavre exquis. Bien que piètre dessinatrice — litote —, c’est l’un des rares jeux auquel je joue. Comme ce soir-là chez un ami ; un enfant d’une dizaine d’années s’ennuyait dans cet appartement de célibataire, sans jeu ni compagnie. Comme je cherchais à l’occuper, nous étions partis sur les cadavres exquis — ils ne réclament que quelques feuilles et un stylo. Nous en avions peut-être dessiné deux lorsque T. est arrivé. Je l’ignorais mais c’est un excellent dessinateur. Après sa première participation, je n’osais plus prendre le stylo !

Et cette autre fois encore, j’étais en Italie. Je passais quelques jours chez une amie, dans une maison perdue dans l’Apennin tosco-émilien, montagne devant montagne derrière, la réserve naturelle tout autour. Un soir, G. m’a demandé de lui rappeler les règles de « ce jeu, là » ; elle parlait du cadavre. G. donnait un cours d’italien à des adolescents en difficulté sociale et scolaire le lendemain. Ce serait la première fois qu’elle affronterait le désintérêt des élèves ; elle travaillait habituellement avec des enfants issus de l’immigration et motivés d’une bien différente façon. Elle devait trouver quelque chose d’amusant ; elle avait pensé au cadavre. Elle souhaitait former des groupes de 4 à 5 personnes, chaque groupe rédigerait un texte, je ne me souviens plus du thème, mais chacun de ses membres participerait en rédigeant une ou plusieurs phrases. Je nous revois dans la cuisine en ce début de soirée, une bonne bouteille de vin sur la table. Nous réfléchissions au concept. Dès le premier cours, elle les faisait rédiger, repérait les meneurs, notait leurs relations au groupe, et pourrait se servir de ce matériel comme support à des exercices les cours suivants. Mais il ne fallait pas se tromper, ni trop leur en demander.

Le lendemain matin, elle est descendue de la montagne pour professer, et moi je suis restée là, devant la cheminée, affalée sur le ventre. Je me demandais comment son cours se passait. J’étais un peu inquiète. Elle ne connaissait pas les élèves. Les règles du jeu ne seraient-elles pas trop compliquées ? Comment allaient-ils réagir ? Le jeu allait-il réussir à calmer leur agressivité ? Je lui suis tombée dessus dès qu’elle est rentrée. Les adolescents s’étaient amusés. Elle avait gagné !

 


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