C’était le 14 juillet, nous partions en Normandie. Nous étions une vingtaine et je faisais figure d’exception. Ils s’étaient rencontrés au Venezuela près de vingt ans auparavant et je promenais ma frenchitude au milieu de Brésiliens, d’Argentins et de Vénézuéliens ; les rares Français avaient habité un temps à Caracas. Tous habitaient désormais Paris.
Nous nous étions répartis dans les voitures et remontions vers l’autoroute A15. J’ai tourné la tête la première – j’ai une sensibilité particulière à ce genre de chose. C’était là. J’en avais déjà entendu parler mais la réalité dépassait l’entendement. J’ai pointé du doigt le bidonville. À droite de la nationale, juste après le pont de Clichy, deux kilomètres de cabanons s’étalaient au milieu des gravats et des détritus. Nous étions pétrifiés, qui par la tristesse, qui par la honte, qui par les souvenirs. « On se croirait en Amérique du Sud. » Et moi, je me croyais en Colombie, quand nous enchaînions les routes en épingle à cheveux, dans l’autocar qui nous plongeait au cœur de la vallée du café ; nous avions croisé des culs de villes qui pendaient dans le vide, résidus de maisons en carton prêtes à tomber dans les crevasses des montagnes, il y en avait des dizaines, suspendues, un patchwork de couleurs qui scintillait sous le soleil blanc dans un écrin de jungle vert bouteille.
J’étais partagée entre la honte et la colère. Je me disais, comment peut-on laisser des hommes vivre ainsi au pays des droits de l’homme, j’ai pensé aux migrants qui s’étendaient l’été dernier sous le métro aérien et l’avenue de Flandre, à la multitude et à la diversité, à ceux qui se moquaient de ma sensibilité bien-pensante – eh ! tu sais quoi… Derrière mes rétines étaient gravées ces images d’enfants qui jouaient en surplomb de la nationale ; car j’avais vu des cours, larges comme deux places de parkings, et des jeux d’enfants, nous étions en Île-de-France, près du pont de Clichy, et comme tous les enfants du monde, les enfants du bidonville jouaient, nous glissions vers la Normandie, et nous avions tous envie de pleurer, moi comme les autres, et je me suis dit que pour une fois, nous allions laisser parler les chiffres.
Imagine.
Le pont de Clichy, la nationale N315 qui mène à l’autoroute A15. Tourne la tête.
Regarde.
Entre 200 et 300 personnes originaires de Roumanie entassées sur deux kilomètres, 80 cabanons, plus de la moitié d’enfants non scolarisés.
Réalise.
570 bidonvilles dans toute la France, 150 rien qu’en Île-de-France. 16 000 personnes, un tiers d’enfants.
Imagine.
Maintenant tu peux pleurer.