© Eren Li
Était-ce de la chance ou de la malchance ? Après un plongeon de quatre étages, ma grand-mère avait gardé la vie et perdu sa colonne vertébrale. Mon père l’installa dans une résidence spécialement conçue pour les personnes à petites voitures ; à la fin des années 1970, ce genre d’établissement passait pour révolutionnaire ; des rampes d’accès, un large hall, un ascenseur démesuré, de courtes poignées. Ma grand-mère habitait au rez-de-chaussée, à côté d’un couple malheureux comme le ciel de pierre qui lui était tombé dessus à la suite d’un accident de voiture. Le mari avait perdu son bolide, sa colonne vertébrale et sa virilité. Depuis, il battait sa femme ; il fallait bien compenser. Et puis il y avait Ginette. Elle régnait dans les étages. Comme ma grand-mère, elle avait raté son suicide, mais en bonne fille de la campagne, elle avait utilisé un fusil de chasse, méthode certes plus virile mais tout aussi inefficace. Se savait-elle déjà garçon manqué ?
Ma mère et elle s’appréciaient et nous visitions rarement ma grand-mère sans finir chez elle. C’était pour moi un véritable problème, car si j’appréciais Ginette – elle manquait de classe et de tenue mais elle était gentille et attentionnée –, elle vivait avec Babette et Babette me détestait ; elle ne semblait pas apprécier ma mère davantage mais celle-ci s’en fichait. Déjà les prénoms. Ginette et Babette. Avait-on le droit de porter des prénoms de grand-mère à leur âge ?
Un jour que je me plaignais de l’agressivité de la Grande Perche – si Ginette roulait, Babette marchait –, ma mère m’avait expliqué les soi-disant raisons de son agacement. Cette femme au prénom si poétique quand il s’agit de festin et si désagréable à mon esprit, synonyme de méchanceté pure, n’aimait effectivement pas les enfants – peut-être était-il inutile de me le rappeler, pourquoi est-il toujours nécessaire de souligner les choses désagréables ? Chose impensable quand on observait cette femme aux cheveux rasés et aux tenues de camouflage, Babette aurait été mariée à un pilote de ligne ; elle aurait même eu un enfant, un garçon apparemment. Ma mère la disait à l’époque féminine et de bonne situation, chose impensable même pour mon imagination d’enfant. Tu crois qu’elle portait les cheveux longs ? Un accident de voiture, encore un, avait mis fin à son bonheur de femme, et tous les trois, voiture, mari et enfant, se seraient évaporés dans l’Éther. Elle s’était rasé les cheveux et s’était mise à boire. Ginette et elle se seraient rencontrées aux Alcooliques Anonymes ; la première tentait d’oublier sa paraplégie, la seconde sa vie brisée. Ensemble, elles arrêtèrent l’alcool, boule à zéro toutes les semaines, elles s’habillèrent en kaki et signèrent pour le Front National. À l’époque, c’était assez couillu (ou assez couillon, vous choisirez) mais deux lesbiens au Front, cela ne devait pas courir les rues. Surtout habillées comme des pitpulls Skinheads. J’imagine que Babette appréciait peu l’amitié de sa compagne avec une Sicilienne de Tunis typée comme une Arabe, mais que ne pardonne-t-on pas par amour ? Bref, Babette me détestait, moi la petite fille si mimi, si jolie, si véhicule bourgeois malgré moi, toujours plus raffinée que la moyenne (Babette aurait dit maniérée). Pourtant il fallait bien s’y faire : Ginette, plus mesurée, de moins en apparence, me gardait quand ma mère en était empêchée.
De quoi vivaient-elles ? Ginette touchait probablement une prime d’invalidité, mais la Grande Perche ? J’imagine qu’elle travaillait, ou plutôt qu’elle galérait. Un soir, elle a enfilé une jupe droite. Jupe crayon et crâne rasé, là, tout de suite, je pense à Tenue de soirée. Elle devait jouer l’entraîneuse dans un bar. Mais comment peut-on être entraineuse sans boire ? Comme peut-on pousser à la consommation sans consommer ? L’histoire ne le dira jamais. Certains souvenirs réapparaissent mais rarement en entier. Peut-être que la fin de l’histoire, je ne la sus jamais. J’étais encore une enfant ; la plupart des informations rentraient dans une oreille et ressortaient de l’autre. J’ai depuis développé ma curiosité. Heureusement, comment aurais-je pu écrire autrement ?
Des années plus tard, les relations s’étaient distendues, et ma mère mourrait. J’envoyais tout de même un faire-part à Ginette. Bouteille dans la mer d’alcool qui se brisa contre un rocher : elle ne répondit jamais. Mes mauvaises pensées me soufflent que Babette aurait intercepté la bouteille et l’aurait bue, bien à l’abri de sa compagne, parce qu’elle n’aimait pas ma mère et que Ginette l’aimait, parce qu’elle refusait que la petite Arabe hante son couple pour l’éternité, ou peut-être, tout simplement, parce qu’elle craignait la réaction de sa compagne, si fragile, et qu’elle refusait de la blesser. Où sont-elles aujourd’hui ? Je les imagine encore vivantes, vieilles mais vivantes, exilées dans le moulin qu’avait gardé la Grande ; éloignées de la politique et des politiciens. Leur chien est mort, sûr qu’il est mort, ce gros patapouf qu’il fallait pousser aux fesses pour l’aider à monter sur le lit, à côté de sa maitresse.
Tout cela comme tout le reste n’est probablement qu’un ramassis de mensonges : dans la bouche de ma mère, les vies imaginaires avaient plus de saveurs que les tristes réalités. Qu’importe. Étrangement, cela me ferait plaisir de les revoir. C’est étrange comme les souvenirs manquent à la vie, n’est-ce pas ?