Une bonne raison de se lever le matin

Illustration : fête de départ à la retraite


« Nous étions sur un bateau, X, Y et moi – tu les connais, nous avons le même âge, à peu de choses près, j’ai 62 ans. On était bien tranquilles, à boire du rosé dans un cadre paradisiaque, et là, ils me demandent, et toi, la retraite, c’est pour quand ? J’ai été choqué, honnêtement les mecs, vous ne pouvez pas me parler d’autre chose ? Maintenant je ne vois plus que des personnes plus jeunes que moi, sinon le sujet tombe immanquablement sur le tapis, et ça me soûle. » 

Le soir même, je vais au Café du Passage griffonner mes notes matinales, il était 19h20 très exactement, c’est écrit sur le cahier, en haut à gauche, à côté de la date et du lieu – un peu tard pour la matinée, mais je n’avais pas eu le temps avant, donc va pour les notes matinales le soir. Il fait relativement beau, je suis en terrasse. Autour de moi, en dehors d’un homme en chemise, les autres portent l’éternel combi tee-shirt basket. Malgré l’été, tous ont gardé leurs pantalons. Tout ça pour dire, je m’installe, Max m’apporte une bière, m’offre une assiette de charcuterie, un verre d’eau. À mes côtés deux femmes, une plus jeune que l’autre ; la vieille se reconnaît aisément, le maquillage outrageusement poudré lui fait prendre dix ans. Je croque dans une rondelle de saucisson, des bribes de conversation m’atteignent involontairement, et toi la retraite, c’est pour quand ?

C’est drôle, nous en parlions justement ce matin. Mon compagnon notait le manque d’ambition des jeunes. Je rétorquais qu’il était difficile de leur en vouloir. Ils regardent leurs parents, leurs oncles, leurs tantes, ils nous observent, notre soi-disant réussite sociale, et la seule chose dont on parle, c’est de la retraite ; c’est nécessairement la preuve que quelque chose ne tourne pas rond dans le futur que nous leur proposons. Tu as raison, c’est quand même dingue, cette histoire. Et le soir même, de quoi parle la dame, totalement perdue professionnellement, apparemment ? De la retraite.

Le midi, j’étais tombée sur un podcast sur l’Ikigai, une philosophie de vie adoptée par les résidents d’Okinawa dont la longévité est parmi la plus impressionnante du monde, Ikigai que l’on pourrait traduire par, avoir une bonne raison de se lever le matin, autrement dit, notre raison de vivre ; qui, selon nos Japonais, serait un bon mélange entre vivre de nos passions, de nos talents, donner du sens et gagner de l’argent. Et là, on se dit qu’on a merdé quelque part, que nécessairement, quelque chose ne colle pas, sinon, comment expliquer qu’on commence à bosser à 20 ans, qu’on en prenne pour 43 ans, que l’on bosse du lundi au vendredi pendant 40 ans, qu’on arrive péniblement à 60, et la seule question professionnelle d’importance, dans des moments de joie et de partage, en terrasse ou sur un bateau, c’est, et toi, la retraite, c’est pour quand ? Alors c’est sûr, la jeunesse prend la tangente et range l’ambition au placard et honnêtement, on ne peut pas lui en vouloir. 

À notre époque, l’ambition était financière. Il était de bon ton de gagner de l’argent – le culte des traders n’est pas arrivé par hasard et ce n’est pas pour rien que le film La firme est sorti en 1993. Seulement dans ce conte de fée, le jeune trader gagnait suffisamment d’argent pour être à la retraite à 45 ans ; ensuite, il pouvait bien faire ce qu’il voulait, Marc Levy par exemple. Il ne venait pas à l’esprit que le trader, marié trois enfants, un crédit pour la maison dans les Yvelines, un autre pour la Porsche, l’école privée et tout le baratin, tout ce beau monde allait se prendre la crise des subprimes en pleine gueule. Forcément, cela devenait moins drôle, surtout sans argent. Le cours monte, le cours descend, les ondulations perdaient de leur saveur. Le sens de tout ça devenait incompréhensible. Restaient les envies, qui elles encore se prenaient les pieds dans le tapis, et nos mômes nous regardaient, et nos mômes regardaient le monde, l’état du monde, l’état du monde que nous leur laissions, et les jeunes regardaient nos maisons, nos voitures, nos frustrations, et ils se disaient, va te faire cuire un œuf, vieux bouc, garde ta retraite par répartition pour toi, moi je vais trouver autre chose, merci bien mais je vais me débrouiller sans toi. Et l’ikigai ne dit pas quelque chose : à partir du moment où tu joins tes envies, tes talents, tes ressources à ce qui te relie au monde, la retraite n’existe pas. 



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