120 battements par minute

Film 120 battements par minute


Dimanche, je suis allée au cinéma voir 120 battements par minute. Ça n’a pas manqué : au bout de cinq minutes, mes yeux se sont humidifiés et tout au long du film, des larmes ont dansé au bord de mes paupières. Je n’ai pas pleuré, mais je suis rentrée chez moi muette et figée. À chaque fois la même chose ; lire un livre, regarder un documentaire, voir un film et replonger dans les années sida. « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. » Je me fais l’effet d’un grand-père avec ses souvenirs de guerre. Car c’est bien ainsi qu’on se le figurait à l’époque : la guerre.

La première fois où j’ai entendu parler de la maladie, nous étions au restaurant mon père, ma mère et moi. J’étais encore toute petite mais je me souviens de leur conversation : elle parlait d’un avenir terrifiant et destructeur. Une maladie décimait les homosexuels, elle était terriblement contagieuse et s’attrapait par le simple contact avec un objet précédemment touché par un malade – c’étaient effectivement les croyances de l’époque. Ma mère a été catégorique : « Aurélia n’ira plus chez P. » P. était un ami de mon père et il était homosexuel.

Aurélia n’ira plus chez P. Des années plus tard, les connaissances avaient évolué, pas les peurs. Gamine, je connaissais deux personnes atteintes de la maladie, aucune homosexuelle – d’anciens toxicomanes. Je me souviens de l’homme. C’était le petit ami de la mère d’une amie. Chez eux, la maladie était partout : poches, perfusions, médicaments. Lorsque je l’appris à ma mère, celle-ci a paniqué et nous appelâmes un centre d’information pour qu’elle puisse poser ses questions et se rassurer : non, le sida ne se transmettait ni par la salive ni par le contact physique. Et pourtant, des années plus tard, une personne séropositive craignait encore que je boive dans son verre, alors qu’elle savait bien, mais au cas où, au cas où.

Il faut se représenter cette période, réaliser ce que c’est que découvrir sa sexualité à la lumière du sida, lorsque la maladie est à son apogée et que les morts tombent à la pelle. Je me souviens de ce garçon, rencontré à une soirée, qui m’expliquait que la seule solution était l’abstinence et donc qu’il s’abstenait, qu’il s’abstiendrait aussi longtemps qu’il le faudrait. Pour certaines personnes limitées, c’était la maladie des homosexuels et des drogués, pour moi, c’était la maladie des artistes : Freddie Mercury, Klaus Nomi, Hervé Guibert, Keith Haring. Il faut s’imaginer les chanteurs, danseurs, écrivains et penseurs qui meurent les uns après les autres : Michel Foucault, Bernard-Marie Koltès, Jorge Donn – Jorge Donn, l’ange blond de Béjart, pour lequel ce dernier réalisera un de ses plus beaux ballets Le presbytère, hommage à son danseur fétiche et à Freddie Mercury ; je me souviens des larmes que j’avais versées devant tant de beauté et de souffrance. Il faut s’imaginer lire les livres qu’Hervé Guibert a écrits sur sa maladie, ces livres terribles que je commençais affalée sur le canapé et que je finissais au café ; il me fallait la vie tout autour pour pouvoir continuer. Il faut s’imaginer faire le test parce qu’on a oublié le préservatif ou qu’il a craqué, et attendre trois jours pour obtenir les résultats. Il faut s’imaginer voir le film Philadelphia à sa sortie, en 1993.

Lorsqu’on a 20 ans aujourd’hui, on ne peut pas réaliser ce que c’est qu’avoir 20 ans pendant les années sida et c’est aussi pour ça qu’il faut voir 120 battements par minute, ne serait-ce pour ça, comprendre la terreur et l’incompréhension. Et réaliser…

 

qu’il y a 3 millions de nouvelles infections par le VIH dans le monde chaque année,

en France, 6000 personnes ont découvertes leur séropositivité en 2015.