« Je la connais cette veste, non ? »
De ses mains couleur miel, tout à son observation, elle aplatit les pans sur le comptoir. Moi, en revanche, je ne la connais pas, même si j’admets une mémoire un peu déficiente dans le domaine. Elle ressemble à ma tante en plus typée : Méditerranée ; sa gorge racle le palais quand elle parle : Maghreb.
Elle me demande mon nom, je le lui donne sans précision. Je connais la prochaine question : deux Gantier fréquentent ce pressing, ma belle-mère et moi ; deux prénoms féminins, l’un japonais, l’autre italien.
– Je me disais bien qu’il y avait un petit air asiatique.
– Il n’y en est rien, mon père est français, ma mère sicilienne de Tunis.
– Ah ! Mais moi aussi je suis tunisienne !
Elle me parle de son village, je lui nomme Ben Arous, elle a vécu à Saint-Tropez, n’a pas supporté, elle est revenue à Paris, habite maintenant le quartier, vient travailler à pied ; elle n’a pas besoin de travailler mais travaille quand même, pour s’occuper. Elle est sympathique, bavarde et sympathique. C’est rare par ici. Je le reconnais ; sans ses efforts, je n’aurais pas prononcé plus de dix mots : Bonjour, c’est une veste, pas de tâches particulières, Gantier, Au revoir.
Quelques jours plus tard, je passe récupérer ma veste tout propre. Tandis qu’elle farfouille dans les cintres à la recherche du numéro gagnant, je m’interroge sur ces drôles de crochets vendus en boutique et supportant des carrés de bois de cèdre. « De l’antimite », m’explique-t-elle. En pleine conversation sur les bienfaits des différents antimites disponibles, elle plante ses hameçons de plomb dans mes billes claires : « Vous voulez un café ? » Sa question me prend de court, j’hésite. C’est gentil mais j’en ai déjà pris trois aujourd’hui, je refuse. Je sors de la boutique et déjà, je regrette ma réponse. « Enfin Aurelia, qu’est-ce qu’il t’a pris ? Tu n’aurais pas pu accepter ? Tu as déjà bu trois cafés, la belle affaire, au pire tu ne l’aurais pas fini, ce n’est pas si courant un teinturier qui t’offre un café, tu aurais tout de même pu accepter, tu l’as sûrement vexée. Je sais que tu as du mal avec les conversations féminines mais bon, elle est gentille, en plus elle ressemble à ta tante. Franchement Aurelia, c’est nul. »
C’est à peu de choses près ce que m’a confirmé mon beau-frère le lendemain.
– J’ai déconné, j’aurais dû accepter.
– C’est clair.
– D’un autre côté, modère ma sœur, j’aurais eu trop peur de ne pas pouvoir m’en dépêtrer.
– Peut-être mais si un commerçant t’offre un café, tu acceptes. C’est important les relations de bon voisinage.
Quelques semaines plus tard, je viens récupérer un trench déposé alors que ma Tunisienne était absente. J’en étais presque déçue ; sa collègue, une femme plus âgée à la peau blanche et aux cheveux décolorés, n’avait pas sa chaleur – pas de doute possible, sa politesse glacée venait de Paris. Mais quelques semaines plus tard, je viens récupérer la pièce nettoyée, c’est un samedi en fin d’après-midi, 17h3O exactement, et elle est là, sagement patiente derrière son comptoir.
« Il est beau votre Burberry, le beige, c’est intemporel… Vous voulez un café ? »
Il est 17h30. À 17h30, je ne prends plus de café, j’ai trop peur de ne pas dormir, mon sommeil est si instable en ce moment… Mais j’avais promis, je me l’étais promis… J’hésite… Pendant quelques secondes, mon regard fuit, mes lèvres balbutient. Quelques secondes de trop, j’avais promis, « c’est d’accord. » Son visage s’illumine. Elle court dans l’arrière-boutique, « vous allez voir, il est très bon ce café, vous le voulez fort ou léger – léger, il est 17h30 quand même ». Je me mords les lèvres trop tard pour retenir la dernière phrase. « Tu es incroyable, tu ne peux pas t’en empêcher, non ? » Bref. Elle aussi a un trench Burberry, le sien est noir mais plus long, seulement au bout d’un an il a décoloré alors elle l’a ramené en boutique. Nous parlons trenchs, j’aimerais en trouver un kaki à capuche pour le vélo sous la pluie mais il n’existe pas encore, il faudrait le dessiner, il fait bon aujourd’hui c’est agréable, je ne vous le fais pas dire, vous savez d’où j’arrive, New-York, direct de l’aéroport, en plein décalage horaire, mais ça va, il faisait 27 degrés là-bas, incroyable, l’été indien, une amie travaille dans l’hôtellerie, elle nous a eu 50% sur le prix de la chambres du Hyatt, direct Central Park, on n’a pas hésité un instant, cinq jours, et tandis que l’on papote énergie new-yorkaise dans notre pressing de quartier rue de la Roquette, chacune de son côté de comptoir, un trench et deux tasses à café négligemment posés, je me dis que cette femme est non seulement bavarde et sympathique mais aussi assez étonnante. Elle a habité Saint-Tropez, habite maintenant le 11ème arrondissement, s’achète des trenchs Burberry et part en vacances à New York, petite chambre au Hyatt. Ce n’est sûrement pas avec son salaire qu’elle peut s’offrir ce train de vie. Est-elle mariée ? Je n’ose l’interroger. Elle m’a dit travailler pour s’occuper. J’imagine ses enfants grands, elle qui tourne en rond dans l’appartement et qui prend le poste à la blanchisserie d’à côté pour échanger avec les clients. Malheureusement, nous ne sommes pas à Tunis, pas même à Marseille ; nous sommes à Paris, les rapports sont plus distants. Dans tous les cas, je ne suis pas peu fière de moi et je sors de la boutique mon cintre dans les bras et un sourire niais sur les lèvres. Je suis trop sympa comme gonzesse !
À Bastille, les rapports de voisinage sont limités aux relations entre poivrots de comptoir ; à Stalingrad, c’était déjà différent. À l’époque, lorsque j’allais acheter une baguette de pain ou récupérer une pièce au pressing, je prévoyais large. Je savais que cela pouvait prendre un certain temps. Le pressing… Le teinturier, je l’avais complètement oublié, lui aussi était très gentil et très bavard. Je ne sais pas s’il était tunisien mais magrébin c’est certain. Il était également responsable de l’association des commerçants de Stalingrad, qui, le soir, passait et repassait la place en demandant aux dealers de crack et à leurs consommateurs s’ils ne voulaient pas dealer et consommer plus loin, parce que c’était tout de même un quartier résidentiel, avec des enfants, des écoles et tout et tout. En somme, elle faisait le travail que la police ne faisait pas. Elle ne réglait pas le problème mais le déplaçait, puis les types revenaient. Un sacré personnage, ce teinturier.
Conclusion empirique sur échantillon réduit de trois spécimens : les teinturiers sont sympas.