Entre les deux

A Vélo par Aurelia Gantier

© Aurelia Gantier


Je porte une robe bleu marine, longue et drapée. Je l’ai choisie en souvenir de la Grèce. Puisque j’ai perdu l’épingle à nourrice qui sert à retenir mes jupes et éviter qu’elles ne se coincent dans les roues, j’ai ramené mes jupons sur les cuisses et je les ai noués façon foulard de tête. Avec les années, la robe s’est détendue et les manches ne cessent de glisser. C’est sûrement un détail, mais j’avais envie de le préciser : aujourd’hui, je porte une robe bleu marine.

Je suis boulevard Henri IV. Je décroche mon vélo tout en remontant ma manche droite. La journée a été étrange, un peu désagréable comme une journée de reprise avec une crevaison de bon matin ; pas catastrophique, pas éblouissante non plus. Je ne suis ni de bonne, ni de mauvaise humeur, bien que le vieux de la rue des Rosiers ait affirmé le contraire – « Vous avez l’air triste Madame, ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger. » Je suis boulevard Henri IV et je remonte ma manche. Je ne pense à rien. Bientôt je rentrerai à la maison. Une journée comme une autre, interchangeable, effaçable. Le vieux a peut-être raison : il se peut que je sois de mauvaise humeur.

Je ne le vois pas venir. Il a surgi de nulle part pour apparaître à côté de moi. Il ne parle pas. Il me regarde. « Bonjour. » Je le regarde. « Bonjour ». C’est un jeune homme aux cheveux châtains clairs, épais et frisés, de taille moyenne — notion tout à fait subjective et qui dans la bouche d’une petite personne signifie « plus grand que moi ». Puisqu’il ne dit rien, c’est qu’il n’a rien à demander. Je devine la tentative d’approche, je commence à paniquer. Je sais d’avance ce qu’il va me dire.

« Bonjour. Je vous ai vue de dos, j’ai remarqué la manche qui glissait de votre épaule. Je vais chez ma grand-mère, passer un peu de temps avec elle. On peut se voir après ? »

Panique totale. J’ai bloqué sur l’antivol, impossible de m’enfuir. Je devine l’âge du jeune homme sans difficulté. « Non merci. » Son visage se décompose. Le bellâtre semble surpris, voire peiné. « Vous êtes sûre ? Je ne peux pas vous offrir un verre ? Une glace ? » – « Non merci, c’est gentil. »

Il s’en va, remonte le boulevard, je reste là, embrouillée sur l’antivol.

Dommage. Il n’était pas vilain. Jeune mais pas mal. Dans son dos il tient des livres, deux livres. Il lit.

C’est normal, il est jeune. Les jeunes lisent.

Pourquoi as-tu refusé ? C’est plutôt courageux ce qu’il a fait. Qu’est-ce que cela t’aurait coûté de prendre un verre avec lui ? J’en suis sûre que tu aurais passé un bon moment, au pire tu serais partie.

Je décroche mon vélo. Ça bouge bizarrement là-dedans.

Cette fois, ma belle, tu as fait une belle erreur. Après cette journée lugubre comme un lundi en Ehpad, vous auriez pu vous divertir. Accélère, tu peux encore le rattraper. Rattrape-le. Excusez-moi, j’ai changé d’avis, je veux bien boire un verre avec vous, voilà ce qu’il faut dire.

Je monte sur le vélo, je grille un feu, deux feux, je finis par l’apercevoir, à quelques mètres de la place, je ralentis. Il se retourne, me regarde. Il plante ses yeux noirs dans les miens, je panique, j’accélère. Fin de l’histoire.

Au milieu de la place de la Bastille, je manque de faire demi-tour ; je regrette déjà. Je ne le fais pas. Mais j’ai retrouvé le sourire.

 


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