Expérience réflexive

Photo d'Aurelia Gantier

© Aurelia Gantier


Je suis une plante d’extérieur. Trop longtemps enfermée, je m’étiole. Je prends rarement les transports en commun ; je préfère pédaler et marcher. Le troquet parisien est mon deuxième bureau – je pourrais écrire un guide sur les meilleurs spots du quartier en fonction des saisons, des tranches horaires et des activités programmées. J’y écris, j’y lis ; une terrasse est l’endroit idéal pour passer des coups de fil ou pianoter après une longue journée emprisonnée dans un bureau climatisé. J’aime échanger avec les piliers de bar et écouter leurs vérités de comptoir. Même la jambe dans le plâtre, je sortais tous les jours prendre un café ou un verre de vin. C’est dire si le terme confinement m’est étranger.

En septembre 2017, j’ai été opérée de la cheville droite. Six mois plus tard, le tendon d’Achille de la jambe gauche lâchait. Il est difficile d’imaginer sans l’avoir vécu ce que l’on ressent lorsque le médecin annonce la rupture du tendon gauche en pleine rééducation du côté droit. Une irrépressible envie de se foutre en l’air est un bon résumé. Je me suis surprise un soir à évaluer les chances de succès à travers la fenêtre ouverte de mon septième étage. J’avais deux possibilités : sauter ou ne pas sauter. Je connaissais toutes les raisons de m’envoler ; il en manquait une pour m’en empêcher.

J’avais le choix : me laisser envahir par la peur ou accepter la situation et transformer ma mésaventure en opportunité. Après quelques jours de déprime, j’ai choisi la vie. Depuis quelques mois, je rêvais de créer une maison d’édition. J’ai décidé de profiter de mon immobilisation pour préparer son lancement. Trois mois plus tard, Une heure en été était lancée. Aujourd’hui, lorsqu’on me demande ce que fut pour moi l’année 2018, je ne pense pas aux accidents mais à la société.

Aujourd’hui, le confinement nous laisse devant une alternative similaire : l’isolement et la dépression, pizza et Netflix devant le canapé, ou saisir l’opportunité.

Choisir la deuxième solution demande de l’imagination. M. Covid est généreux : il diffuse son virus à profusion, stress et anxiété en option. La peur est son meilleur ami, les réseaux sociaux ses alliés. Il a réussi le tour de force de suspendre l’activité économique mondiale – M. Covid serait-il anarchiste ? La tuile. Ou plutôt, un mur de tuiles.

Il ne faut pas se mentir. Le temps passe et continuera à passer lentement. Que faire de ce désert temporel ? Faut-il en faire quelque chose ?

Qu’on soit entreprenant ou indolent n’y change rien : accepter le confinement est un impératif. Cela peut paraitre ridicule – Aurélia, tu me fais marrer, comment veux-tu que je ne l’accepte pas, il s’impose à moi. Ce n’est pourtant pas aussi facile que cela en a l’air. Cela signifie accepter d’être enfermé un mois et demi sans râler, en sortant le moins possible et en assumant ses peurs : l’ennui, l’isolement, le manque d’exercice physique… Reste la question magique : comment. Comment s’occuper ? Comment ne pas souffrir de la solitude ? Comment faire de l’exercice en appartement ?

Une fois la situation acceptée, jouir devient plus facile. « Je n’ai pas le temps. » Ce leitmotiv n’est plus d’actualité. Ce qu’on prenait jadis pour un luxe, prendre son temps, est aujourd’hui tout à nous. Nous pouvons décider de nous bichonner, de prendre soin de notre entourage, des personnes faibles et en difficulté ; nous avons également le droit d’utiliser cet espace temporel pour entreprendre. Qu’importe. À nous de décider.

Nous avons toujours de bonnes excuses pour ne rien faire : le manque de temps justement, d’argent – rassurez-vous, vous n’en aurez jamais assez –, la procrastination, la peur du changement, du jugement, de l’échec. M. Covid vous libère du manque de temps et au bout de quelques jours, la procrastination vous deviendra mortifère. Et si cette mise en quarantaine devenait une opportunité de faire ce que vous avez toujours repoussé ?

De mon côté, j’ai repris le yoga, l’apprentissage de l’allemand et de l’italien, puis il y a le bouquin, je dors bien. Alors bien sûr, je préfèrerais pédaler à folle allure sur les quais, me gorger de pollen et de vin avec les copains, traîner dans les musées, aller bronzer. J’aurais voulu m’acheter de nouveaux vêtements, me faire une couleur, zieuter les mecs aux terrasses de café. À la place, M. Covid m’impose l’écriture du troisième volume, la solidarité avec les ainés et un meilleur échange avec mes proches. Pour le moment, on va dire que c’est aussi bien.

Quand tout sera fini, les connards autocentrés resteront des connards autocentrés. Ceux qui ne pensent qu’à leurs gueules continueront de ne penser qu’à leurs gueules. Mais les autres, ceux qui se cherchent, doutent, ceux qui ne demandent que ça, découvriront la solidarité, le bonheur d’être vivant ensemble et d’un plaisir plus grand que soi. Alors peut-être sortirons nous changés de cette expérience. Nous serons devenus de meilleures versions de nous-mêmes. Un plus un plus un faisant une société, sa transformation sera alors inévitable. Peut-être qu’elle aussi deviendra une meilleure version d’elle-même, qui sait ?



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *