Lorsque D. nous invita à passer l’après-midi à la piscine de son hôtel, nous acceptâmes sans hésiter. Cela faisait maintenant une semaine que nous étions à Sidi Bou Saïd et, si la chaleur d’un mois de mai est encore supportable, nous rêvions de nous baigner. Malheureusement, les plages de la baie de Tunis sont peu fréquentées hors saison touristique. Quelques familles se promenaient sur la plage de La Marsa, de rares Tunisiens se baignaient, exclusivement de sexe masculin.
Nous imaginions aisément l’émeute que provoquerait l’exhibition de deux femmes occidentales en maillot de bain. J’avais expérimenté la chose avec beaucoup de naïveté à Essaouira il y a des années de ça et je ne comptais pas renouveler l’expérience. Nous restions allongées sur le sable, couvertes des chevilles au ras-du-cou et regardions les gamins s’ébrouer dans les flots avec beaucoup d’amertume. Nous étions tout à fait désespérées face à l’injustice du monde. Et c’est précisément le jour où la chaleur grimpa, lorsque l’envie se fit la plus mordante, que D. nous invita à son hôtel. C’était tout à fait inespéré.
Mon amie avait été sensible aux charmes de D. Personnellement, il me faisait peu d’effet mais beaucoup de femmes de mon entourage avaient succombé. Je le trouvais trop grand, elles le trouvaient à leur taille ; il était gros, elles le disaient rassurant ; notre principale différence de jugement consistait dans mon incapacité, sans doute ridicule, à craquer pour un grand argentier du monde de la finance, alors qu’elles voyaient en lui un homme ambitieux et puissant. Il n’en demeurait pas moins d’agréable compagnie et disposait ce jour-là d’un argument de poids pour me faire passer un excellent après-midi.
À peine arrivées et nous sautions dans le grand bain. Quel plaisir de se baigner ! Mon amie et moi connaissions le bonheur le plus parfait. D. se décida à nous rejoindre. Il entra dans l’eau jusqu’à la taille, humidifia son cou, puis son ventre, il plia ses genoux pour se mouiller jusqu’aux épaules, puis, la tête bien sèche, il débuta une brasse contrôlée. Mon amie se tourna vers moi : « Dommage. Il me plaisait bien jusqu’ici. Mais là, ce n’est pas possible. » Elle avait imaginé l’homme grand, imposant, fort et puissant comme un athlète viril qui plongerait tête la première dans l’eau glacée.
Ce qui sans doute me rebutait en lui, c’était l’impossibilité de la nudité – car ce corps avait besoin d’un col, de boutons de manchette, d’un mouchoir, d’un chapeau même, c’était un corps en chaussures, qui exigeait des accessoires de toilette et de confection… mais le plus horripilant tenait de la transformation de certaines tares, comme la calvitie naissante ou le mol embonpoint, en attributs d’élégance et de distinction.
La Pornographie de Witold Gombrowicz
D. était un homme en veston et chaussures, son corps avait été domestiqué pour gommer toute animalité et du même coup, une grande partie de sa sensualité. L’élégance n’y fait rien : un corps doit pouvoir s’imaginer nu, et l’homme comme la femme garder un côté sauvage pour rester sensuel.
Il m’arrive parfois de traîner quelques traces de cambouis autour des mollets, résidus de mes promenades à vélo. Je les efface d’un geste de la main, sans m’en préoccuper davantage. Ce tatouage graisseux devient signe tribal et mon corps, animal.