Qui vole un œuf

Photo du G20 passage Thiéré

Passage Thiéré, Paris 11, février 2025 – © Aurelia Gantier 


Bastille est un quartier complexe. Pour les étrangers, il se concentre autour d’une place et d’une rue de la soif. Pour ses habitués, il a l’attrait d’un village. À la fois résidentiel, commerçant et festif, tendance et populaire, Bastille abrite également quelques beaux sièges sociaux comme celui du célèbre architecte Wilmotte à quelques mètres d’un autre siège autrement plus modeste : le mien. Les supermarchés y pullulent. Parmi eux, G20 se cache dans une rue calme et peu fréquentée. C’est à mes yeux son avantage principal. Trois personnes en caisse et la petite sonnette retentit, indiquant à l’un des employés l’urgence de se rameuter fissa pour cause de débordement de caisse. Un service irréprochable que je conseillerais vivement aux autres enseignes beaucoup plus chères du quartier. Pour le service client, je note 5/5. Pour le reste, le rayon fruits et légumes sent le cadavre et je ne me risquerais pas à acheter un quelconque produit frais. Mais ouverte 7 jours sur 7 jusqu’à 21 heures, en dépannage, une adresse parfaite.

J’ai conscience de ce que ma remarque peut avoir d’insupportable. Célibataire sans enfant, déjeunant tous les midis à l’extérieur, j’ai la chance de pouvoir privilégier la qualité sur la quantité et acheté deux légumes une pomme dans l’une des épiceries bobo-bio-produits locaux du quartier et avoir à manger pour une semaine. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, j’en conviens. Enfin bref, revenons à nos tapis roulants.

À la caisse du G20, j’ai rarement le temps pour ces considérations. À peine si je peux comparer les paniers, le mien généralement composé d’une bière et d’un rouleau de sacs poubelle, les autres de produits transformés. Sauf la dernière fois.

La dernière fois, j’ai été bloquée. La sonnette a tinté, l’employé s’est rabiné et la magie a fonctionné : derrière moi, la queue s’est évaporée. Comme j’étais la prochaine, je ne me suis pas inquiétée et j’ai continué à divaguer.

Devant moi, la femme était vieille, plus vieille que moi en tout cas, ridée, la peau grise, peu soignée ; à la racine de sa teinture rouge, deux bons centimètres poivre et sel. Elle était entourée par deux vigiles plutôt jeunes, plutôt grands, pas vraiment souriants, voir même sacrément pas contents. Sur le tapis, trois quatre produits sans intérêt.

« Ce n’est pas la première fois, Madame, donc soit vous sortez les produits de vos poches et vous payez, soit on appelle la police. » La femme a mal joué l’étonnement. « C’est fini maintenant. » C’est la première fois que j’assistais à une telle scène ; jamais je n’avais vu quelqu’un voler de la nourriture. Je savais que cela arrivait : dans ma famille, certains avaient déjà volé des poulets rôtis au supermarché en période de disette ; cela restait pour moi des histoires, pas la réalité. 

« Allez, Madame. » La femme sortit de la poche de son manteau une boite de thon et la posa sur le tapis, le front haut. Une boite de thon ? « Le reste, Madame. » Elle souffla, l’air hautain. Des barres de céréales firent miraculeusement leur apparition. Elle repoussa la boite de thon. « Je ne la prends pas – Oui, mais vous la payerez quand même, ce sera pour la dernière fois. » Elle ne réagit pas. « Et les barres, c’est combien ? »  

Elle partit après avoir payé, sans saluer. J’étais incapable de définir ce à quoi j’avais assisté. Etais-ce un vol de nourriture ? Mais une boite de thon enfin, pourquoi voler une boite de thon Petit Navire à deux euros ? Le paquet de barres de céréales c’est autre chose, c’est beaucoup plus cher mais une boite de thon. On est loin du poulet rôti. En était-elle à la boite de thon ? Peut-être était-elle tout simplement cleptomane ? Mais quitte à être cleptomane, autant sévir dans une boutique de cosmétiques ou une bijouterie. Du thon, enfin.